Préambule
Il est important de distinguer les initiatives “ésotériquement” engagées, des initiatives proprement historiennes. De fait, depuis un bon nombre d’années déjà, sur le plan de la recherche universitaire mon approche se démarque nettement de celle dite “religioniste”, qui postule la nécessité d’aborder en tant que “croyant” les phénomènes religieux que l’on étudie. Je postule bien plutôt la nécessité de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler un “agnosticisme méthodologique”, lequel, comme l’indique l’adjectif, ne renvoie à aucune position philosophique ou idéologique. Cela n’est nullement incompatible avec le fait qu’indépendamment du travail académique que l‘on fait, on puisse se rattacher soi-même (ce qui est mon cas) à une religion spécifique. Par exemple, bien que je ne m’inscrive pas du tout personnellement dans la perspective dite “pérennialiste” (le courant né dans la mouvance de René Guénon et de F. Schuon), je ne prononce pas pour autant de jugement négatifs sur elle, pas plus que je ne prononce de jugements positifs sur d’autres courants, dits eux aussi “ésotériques” et vers lesquels irait plutôt ma préférence personnelle. Aussi bien mon travail ne vise-t-il pas à contribuer à apporter à des lecteurs un “supplément d’âme”.

Eranos

On ne saurait nier que les “Conférences Eranos”, qui se sont tenues chaque mois d’août à Ascona (près de Locarno) de 1933 à 1984, ont contribué à stimuler l’intérêt d’une bonne partie du monde académique non seulement pour le comparatisme en histoire des religions, mais aussi pour diverses formes d’“ésotérisme”. Les conférences d’Eranos visaient à promouvoir une approche plurielle et pluridisciplinaire des religions et de la spiritualité, en réaction contre l’hyper-réductionnisme assez desséchant des idéologies alors dominantes, à commencer par le marxisme. Aucune philosophie ou idéologie spécifique ne saurait caractériser l’“esprit Eranos”, mais cet esprit existait bel et bien, d’orientation plutôt religioniste - quoique tous les conférenciers qui se sont succédé là au long de ces années ne la représentaient pas. Je m’y suis rendu pour la première fois en 1967, à l’invitation d’Henry Corbin, et y suis retourné de nombreuses années par la suite (j’ai même été invité à y présenter deux conférences). Personnellement, et comme beaucoup d’autres en France et en Allemagne, l’ambiance intellectuelle qui y régnait fut pour moi comme une bouffée d’air frais. Cela dit, les organisateurs donnaient au déroulement des colloques une allure assez autoritaire (“à l’allemande”) ; il n’était, par exemple, pas question d’ouvrir des débats à l’issue des interventions, ce que le “soixante-huitard” que j’étais éprouvait quelque difficulté à accepter (mais je l’éprouverais tout autant aujourd’hui !).
Cette histoire d’Eranos s’est terminée en 1984, lorsque son nouveau directeur, Rudolf Ritsema, a déclaré aux participants médusés qu’en tirant le Yi-King il avait reçu de celui-ci l’intimation de ne plus, désormais, consacrer qu’au Yi-King les conférences Eranos ! “Sic transit gloria mundi”…


La table des "Conférences Eranos" à Ascona.


Henry Corbin

L’Université Saint-Jean de Jérusalem, dont la principale activité était un colloque annuel, était un peu dans le même esprit qu’Eranos. Henry Corbin avait voulu ainsi créer, en 1974, une sorte de “cercle” consacré à l’étude de la spiritualité des trois grandes religions du Livre. Cette “Université”, évidemment très marquée par la personnalité spirituellement fort engagée d’Henry Corbin, n’a guère survécu à la disparition de celui-ci. Stella Corbin, son épouse, laquelle était Présidente d’Honneur de cette Association, nous a annoncé à l’issue de la quatorzième session, en 1987 : "J’ai fait un rêve : j’ai rêvé du nombre 14, c’était un message d’Henry pour nous dire qu’il fallait maintenant mettre fin à notre colloque annuel". L’histoire s’est donc terminée comme cela, dans le ridicule, à l’instar de celle d’Eranos. Tous les Actes des conférences ont été publiés.
En 1993, Jean-Louis Vieillard-Baron et moi-même avons cependant décidé de reprendre le principe de ce colloque, mais cette fois dans un esprit moins “corbinien” (un certain “corbinisme” avait par trop marqué l’U.S.J.J.) et plus strictement académique, d’où la création du “Groupe d’études spirituelles comparées”. Depuis lors, ce G.E.S.C a tenu un colloque presque tous les ans, et tous les Actes ont été publiés.


Henry Corbin


L’entrée de l’ésotérisme à l’université

Eranos en Suisse, l’Université Saint-Jean de Jérusalem en France, mais bien d’autres initiatives à l’étranger aussi, ont contribué a attirer l’attention sur des pans entiers de la culture occidentale qui avaient été négligés par l’Université, notamment sur ce qu’il est maintenant convenu d’appeler les “courants ésotériques occidentaux”. Il faut rappeler ici, notamment, l’influence exercée par l’ouvrage de l’universitaire britannique Frances A.Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, paru en 1964. Or, c’est cette même année 1964 que fut créée à la Section des Sciences Religieuses (Sorbonne) de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes la première chaire spécialisée dans ce domaine. Une chaire était devenue vacante en effet, et Georges Vajda, membre du Conseil scientifique, défendait la candidature de François Secret à ce poste. Secret était, notamment l’auteur d’un ouvrage sur les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance. On a longuement discuté, dans ce Conseil, du choix de l’intitulé, et alors Corbin a déclaré : "Mais, ce que fait Secret, c’est de l’ésotérisme !". Et la chaire qu’occupa Secret de 1964 à 1979 reçut ainsi l’intitulé “Histoire de l’ésotérisme chrétien”. Lorsque j’ai pris la succession de Secret en 1979, l’intitulé est devenu “Histoire des courants ésotériques et mystiques de l’Europe moderne et contemporaine”. Quand mon successeur Jean-Pierre Brach fut élu pour me succéder, en 2002, la partie "et mystiques" fut à mon initiative retirée de l’intitulé, afin de marquer mieux encore la spécificité de la spécialité.


Frances A.Yates


La “construction” de l’ “objet” d’une spécialité

“Ésotérisme”, mot valise, revêt aujourd’hui plusieurs sens dans le langage courant. Il s’agissait pour moi de préciser ce qu’on pouvait entendre par là quand il est question de notre spécialité au sens académique du terme. Aussi ai-je travaillé, à partir de 1989, à élaborer une approche définitoire, à savoir un modèle opératoire fondé sur l’observation empirique de certains phénomènes “religieux”, modèle dont à partir de 1992 j’ai publié la présentation. Cela revenait, en fait, à “construire l’objet” de la spécialité (ce qui n’avait pas encore été fait). Pour plus de précisions, on peut se reporter, par exemple à mon petit livre L’Esotérisme (collection “Que Sais-Je ?”, édition de 2002). Ce modèle empirique, et évidemment modifiable, a constitué une étape décisive dans le développement de la spécialité au plan international.
C’est ainsi qu’un processus d’institutionnalisation progressive s’en est suivi. L’Université d’Amsterdam a créé en 1999 une chaire d’“Histoire de la philosophie hermétique et des courants apparentés” (occupée par Wouter J. Hanegraaff, un des principaux représentants actuels de cette spécialité). L’Université d’Exeter (UK) en a crée une autre, en 2006, intitulée “Western Esotericism”, occupée par Nicholas Goodrick-Clarke. A cela viennent s’ajouter plusieurs programmes créés en divers pays, rattachés notamment à des départements d’Histoire, ou d’Histoire des Religions (par exemple, à l’Université de Lausanne où la chaire d’Histoire des Religions met au programme tous les deux ans l’étude des "courants ésotériques occidentaux modernes"). Il faut ajouter à cela que, depuis une douzaine d’années de nombreux colloques internationaux se sont tenus. Je citerai seulement ici ceux de l’American Academy of Religion (la plus grande Association en Sciences Religieuses dans le monde), qui comporte depuis 1984, un program-unit consacré aux courants ésotériques. Dans les premières années de son fonctionnement il était marqué par une orientation nettement “guénonienne/schuonienne”, c’est-à-dire pérennialiste, donc religioniste, laquelle fut heureusement abandonnée par la suite au profit d’une orientation historico-critique à caractère plus strictement “neutre”, “laïque”.
La parution, en 2005, du Dictionary of Gnosis and Western Esotericism (Leyde : E.J. Brill) marque une des dernières (en date) étapes essentielles dans ce processus de reconnaissance académique, ainsi que la création en 2000 de la revue la plus importante dans notre domaine, à savoir Aries. The Journal for the Study of Western Esotericism (semestrielle, en quatre langues). Mais il existe d’autres revues, elles aussi de bonne qualité. Enfin, parmi d’autres initiatives, je me dois de signaler l’existence de la “European Society for the Study of Western Esotericism” (ESSWE), à laquelle on a facilement accès par Internet ; né il y a deux ans, ce lieu d’échanges et d’informations rassemble déjà de nombreux chercheurs du monde entier et organise des colloques internationaux.

(1.) Accès de l’ésotérisme occidental, par Antoine Faivre, Nouvelle édition revue, éd. Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2 t. (1996).