NAUVOO LODGE

NAUVOO LODGE

L'Ordre du Temple et la Franc-Maçonnerie

Fragments : Pourquoi l’Ordre du Temple s’est-il créé ?

Serge Caillet : La réponse à cette question, si simple en apparence, a été si souvent embrouillée que vous me permettrez de recourir d’emblée à une source d’époque. Ce «fragment» vient de Jean de Vitry, chroniqueur contemporain des fondateurs de l’Ordre du Temple, qui écrit : «Certain chevaliers aimés de Dieu et ordonnés à son ser­vice, renoncèrent au monde et se consacrèrent au Christ. Par des vœux solennels, pro­noncés devant le patriarche de Jérusalem, ils s’engagèrent à défendre les pèlerins contre les brigands et ravisseurs, à protéger les chemins et à servir de chevalerie au Souverain Roi». Précisons la date : 1118 lit-on généralement, 1119 plus certainement. Le but de ces nouveaux chevaliers, qui sont cinq, conduits par Hugues de Payens et Geoffroy de Saint-Omer, et dont le nombre sera d’ailleurs vite porté à neuf, est donc bien, tout de démontre, la défense des pèlerins qui se rendent en Terre Sainte. Ce sont avant tout des hommes de combat, des soldats chargés en particulier de la surveillance des routes. Mais ce sont aussi des moines qui, pour commencer, vont suivre la règle de leurs voisins, les chanoines du Saint Sépulcre, inspirée de saint Augustin. Puis Hugues de Payens, et surtout Jehan Michel, mandaté pour cela, rédigent une règle spécifique en latin, qu’on dit primitive pour la distinguer de la règle française qui verra le jour en 1139-1140. Saint Bernard approuvera cette règle, au concile de Troyes, en janvier 1128, en présence notamment du légat du pape et du patriarche de Jérusalem en personne.
Cette règle prévoit notamment l’organisation hiérarchique de l’ordre : à sa tête, un maître (on dit souvent grand maître) assisté de différents officiers, puis les chevaliers, auxquels revient la couleur blanche, les sergents, qui, eux, sont en noir, et enfin les cha­pelains et les frères de métiers, qui sont en fait des domestiques.
Cet ordre nouveau prend pour dénomination : Ordre des pauvres chevaliers du Christ et du Temple de Salomon, mais, pour tous, celui-ci deviendra bien vite l’Ordre du Temple, ou des templiers… parce que le roi de Jérusalem loge la première communauté de moines-soldats dans son palais, sur l’esplanade du Temple de Salomon, avant que les chanoines du Saint Sépulcre ne leur offrent un terrain, tout près du palais et sur la même esplanade. Voilà du moins pour les raisons historiques qui n’excluent pas des raisons symboliques et spirituelles, parce que l’histoire, où intervient la Providence, est aussi une histoire sacrée, porteuse de sens et de signes. Le but des templiers, ce pourquoi l’Ordre du Temple a été fondé, c’est donc la garde de la Terre Sainte qui est, certes, une région terrestre, mais cette région elle-même symbolise une autre réalité, la Jérusalem céleste.

F. : Est-ce qu’il y a eu une survivance de l’Ordre du Temple après 1314 ? Si oui où et comment ?

S. C. : Sur le plan historique, voire canonique, deux ordres de chevalerie peuvent aujour­d’hui prétendre à la succession directe de l’Ordre du Temple. D’abord, l’Ordre de Montesa, fondé par le roi Jaime II d’Aragon, en lien avec l’Ordre de Calatrava, pour servir de refuge, si je puis dire, aux templiers espagnols, après la dissolution de leur ordre, et d’ailleurs confirmé par le pape Jean XXII, dès 1317. Ensuite, l’Ordre du Christ, constitué par le roi Dinis pour accueillir cette fois les templiers portugais, en 1318, dans les mêmes conditions que leurs frères d’Espagne. J’observe cependant que, depuis le XIXe siècle, cet ordre-là est devenu totalement séculier, de sorte qu’on voit mal comment il pourrait reven­diquer aujourd’hui la plénitude de l’héritage spirituel du Temple. Pour l’Ordre de Montesa, en revanche, c’est indéniable.
Mais j’entends bien que votre question s’applique aussi, et peut-être surtout, à quelque sur­vivance cachée, secrète… Là-dessus, que de balivernes répandues, dont la liste est assuré­ment trop longue pour être ici passée en revue ! Mais vous me permettrez d’en extraire au moins une légende, qui me paraît d’ailleurs tout à fait représentative du folklore «tem­plier». Au début du XIXe siècle, une histoire circula, selon laquelle le dernier maître du Temple, Jacques de Molay, de sa prison même, aurait désigné comme successeur un cer­tain Jean-Marc Larménius… lequel aurait eu à son tour des successeurs réguliers, jusqu’à Bernard-Raymond Fabré-Palaprat, fondateur d’un néo-Temple, patronné par l’empereur Napoléon 1er. Cette organisation a d’ailleurs connu un certain succès au XIXe siècle, et sa decendance a été féconde jusqu’aujourd’hui. Un document, une charte portant la signa­ture de tous les grands maîtres du Temple depuis Larménius a même été produit, qui, natu­rellement, accréditerait la belle légende si ce n’était un faux ! Et les autres soi-disant «suc­cessions» sont encore moins documentées que celle-là ! En tout état de cause, et jusqu’à preuve du contraire naturellement, en dehors des deux ordres hispaniques susdits, qui sont d’obédience catholique romaine, pas le moindre commencement de preuve histo­rique d’une survivance.
Mais je voudrais aussi, et peut-être fallait-il également entendre votre question dans ce sens là, envisager un autre genre de «survivance», de «filiation». Puisqu’il y a eu un esprit spé­cifique du Temple, une réalité spirituelle du Temple, pourquoi cet esprit ne survivrait-il pas ? Et pourquoi certains ne pourraient-ils pas se rattacher à cette réalité spirituelle du Temple disparu, et constituer ainsi une «survivance» de cet ordre, en vertu disons d’une filiation de désir, toute spirituelle, et non plus historique, qui en ferait les «héritiers» du Temple médiéval ? Il faut au moins, n’est-ce pas, se poser la question. Et devant la prolifé­ration des groupes qui, aujourd’hui, se réclament de l’Ordre du Temple, peut-être fau­drait-il aussi essayer de la résoudre. Comment, me direz-vous, la résoudre ? Précisément, il me semble, en jugeant ces groupes néo ou pseudo-templiers – c’est toute la question – en fonction de leur fidélité doctrinale, et même d’abord morale, au Temple médiéval, et pour tout dire à la foi des templiers, voire à l’ésotérisme templier, à condition de savoir de quoi il s’agit et de ne pas désigner sous cette étiquette des doctrines étrangères, quand elles ne sont pas opposées, à celle de l’Ordre du Temple originel.

F. : Comment expliquer l’arrestation d’une organisation aussi puissante que l’Ordre du Temple, sans résistance de sa part ? Pouvons nous en déduire que l’organisation était dégénérée ?

S. C. : Comme toujours, on ne peut rien comprendre hors du contexte. Naturellement, on a beaucoup parlé de la rivalité politique entre l’Ordre du Temple et l’Ordre de l’Hôpital, qui lui était d’ailleurs bien antérieur en Terre Sainte, puisque sa fondation remonte à 1050, quoiqu’il n’ait obtenu son indépendance qu’en 1113. L’Hôpital héber­geait et soignait en cas de besoin les pèlerins que les templiers protégeaient, défendaient.
La chute de Saint Jean d’Acre, en 1291, marque le début de la fin du Temple, parce qu’après la perte de la Terre Sainte les templiers ont tout simplement perdu leur raison d’être ici-bas, ils ne répondent plus à leur vocation initiale. Pour les Hospitaliers c’est dif­férent, parce qu’il y aura toujours des malades à soigner, même en Europe. Mais sans pèle­rins à défendre, plus de templiers. Les commanderies implantées en Europe n’avaient elles-mêmes de raison d’être que dans la mesure où elles permettaient de récolter les sommes considérables nécessaires à la guerre en Orient, par des productions agricoles ou des transactions immobilières notamment. La guerre finie, que font les templiers ? Ils vivent de leurs rentes et une génération suffit pour leur faire perdre leur immense popu­larité. 1305 marque une nouvelle étape décisive, lorsqu’on accuse des templiers d’idolâ­trie, devant le roi Jacques II d’Aragon. Celui-ci s’en fiche, mais les dés sont lancés, la rumeur court, et si l’on ne peut certainement pas parler d’organisation dégénérée, ce qui serait assurément injuste et inexact, il n’en demeure pas moins que les templiers, ayant perdu leur raison d’être, étaient inexorablement appelés à disparaître. Naturellement, cette disparition aurait pu être progressive, ou prendre la forme d’une lente dégénéres­cence, mais Philippe le Bel en avait décidé autrement… Une nouvelle croisade proposée par Jacques de Molay aurait pu, en effet, restaurer l’Ordre du Temple sur ses bases pre­mières, mais Philippe le Bel, lui, souhaitait, pour mener cette croisade, une fusion de l’Ordre du Temple, précisément, et de celui de l’Hôpital, sous sa propre autorité, et Jacques de Molay s’y était farouchement opposé.

F. : Quelles étaient les valeurs de l’Ordre du Temple ?

S. C. : Le père spirituel des templiers, c’est Bernard de Clervaux, et même s’il n’a pas mis directement la main à la rédaction de leur règle, il est clair que celle-ci a été mûrie dans son entourage, et son éloge de la nouvelle milice, en 1130-1136, est un véritable plaidoyer pour les nouveaux chevaliers. Peut-être mon propos va-t-il vous paraître très banal, mais les valeurs du Temple sont celles de la foi chrétienne, d’un catholicisme romain très ortho­doxe, d’une spiritualité toute cistercienne. Leur idéal, si bien vanté par saint Bernard, est celui d’une chevalerie monastique. Sont-ce des moines où des soldats s’interroge Bernard ? Mais le monde, dit-il, est alors rempli de moines. Tandis que ces moines-là sont d’intrépides soldats qui, non seulement guerroient contre les vices et les démons avec l’énergie de l’âme, mais encore mènent une guerre sainte contre les ennemis de la croix, au nom du Christ. Il leur importe peu de mourir puisqu’ils sont au Seigneur, et cette mort qu’ils ne recherchent pas, ils la souhaitent doucement et la reçoivent pieusement. Car tout soldat séculier doit craindre non seulement de perdre sa vie, mais encore de ravir la vie d’autrui et par conséquent d’être homicide. Il en est tout autrement, écrit Bernard, de la milice divine. D’abord, les templiers ne possèdent rien en propre, se contentant du seul nécessaire, tant dans le vêtement que pour la nourriture, et ils cultivent l’obéissance, par­ticulièrement sur les champs de bataille. Ils ignorent les distinctions sociales, et «marchent pacifiquement au combat», l’expression est de Bernard encore, plus doux que des agneaux et plus terribles que des lions, ayant la douceur du religieux et la vaillance du guerrier. J’ai emprunté à peu près à saint Bernard ces propres termes, et voilà, selon la meilleure source, quelles étaient les valeurs du Temple.
.
F. : Ces valeurs ont-elles été dévoyées ?

S. C. : Permettez-moi une remarque liminaire. En France, les templiers ont été arrêtés, emprisonnés, torturés, et parfois exécutés. Mais les enquêtes n’ont abouti ni en Espagne, ni au Portugal, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Italie, sauf dans un cas isolé à Naples et Florence où l’influence française était forte ! A de très rares exceptions près, les aveux des templiers n’ont donc été obtenus qu’en France. Et comment ont-ils été obte­nus ? Sous la torture, ou par crainte de la torture ! Et qu’ont avoué les templiers torturés ? L’apostasie, la pratique de la sodomie, l’adoration du Malin, le commerce avec les démons, le reniement du Christ et le crachat sur le crucifix au cours de la réception, l’adoration d’une tête, des pratiques magiques, le meurtre rituel d’un enfant… Ces aveux extorqués sous les pires tortures, quel tribunal oserait aujourd’hui les retenir contre un prévenu ? Nous savons bien qu’ils ne valent rien ! Du reste, la liste des griefs est typique, presque cari­caturale. Ce sont les mêmes dont on accuse déjà des chrétiens au IIe siècle, puis dont on accusera ensuite les sorcières, les juifs, les francs-maçons… Tout ceci, naturellement, ne prouve aucunement le caractère hérétique du Temple, pas plus que le commerce avec les démons de soi-disant sorcières, des Juifs ou des francs-maçons. Mais le démon n’est pas toujours du côté où l’on croirait l’avoir trouvé, et ces «aveux» en disent long sur les fan­tasmes des inquisiteurs, ou de Guillaume de Nogaret, dont la bonne foi ne me paraît mal­heureusement pas en cause !

F. : La cohabitation avec les Sarrasins a-t-elle «islamisé» les templiers ?

S. C. : Imaginer que les templiers soient devenus musulmans est évidemment ridicule ! Quelques cas d’apostasie, qui sont individuels, par exemple en captivité, n’y changent rien. Il est vrai qu’en dehors des combats dont il n’est plus nécessaire de rappeler la violence, les templiers ont eu des relations diplomatiques avec les Sarrasins. Ils leur advint même de recevoir, avec beaucoup d’égards, certains chefs musulmans, ce qui n’est ni plus ni moins, comme le souligne je crois Jean-Henri Probst-Biraben, qu’une habile politique coloniale avant la lettre… Mais, paradoxalement, ce sont les Hospitaliers et les Teutoniques, que per­sonne ne songerait à accuser de s’être islamisés, qui ont eu le plus de rapports avec les musulmans, beaucoup plus que les templiers ! L’accusation classique est à ranger dans le même sac que les griefs stéréotypés que nous avons énumérés à l’instant.

F. : Les accusations selon lesquelles les templiers auraient piétiné le crucifix vous parais­sent-elles plausibles ?

S. C. : Le piétinement du crucifix est une pratique, qu’on dirait de nature rituelle, qui apparaît dans les déclarations, disons les «aveux» de certains templiers «questionnés» par l’Inquisition… Dans ces conditions, quel crédit y accorder ? J’imagine mal des templiers mourant sur le champ de bataille au nom du Christ, et beaucoup sont morts ainsi car les batailles ne se gagnaient pas sans verser beaucoup de sang, des templiers auxquels avait été confiée la garde de la vraie croix - c’est-à-dire d’une croix de bois dans laquelle avait été inséré un petit morceau supposé appartenir à la croix sur laquelle le Christ avait été mis à mort - j’imagine mal ces templiers-là piétiner un crucifix ou cracher sur la croix. Donc l’in­terprétation première, à la lettre, de ces aveux, me paraît exclue. Et malgré tout l’immen­se respect que je dois à Robert Ambelain, je suis absolument persuadé que sa thèse d’un secret des templiers selon lequel Jésus ne serait qu’un chef de la résistance juive contre les romains ne repose sur rien de sérieux.
Cela ne veut pas dire pour autant que ces aveux eux-mêmes ne contiennent pas quelque chose, d’autant qu’ils sont, sur ce point, fort nombreux et assez concordants. Mais de quoi s’agit-il ? D’une épreuve rituelle ? De quelque mise en scène en rapport, peut-être, avec saint Pierre reniant le Christ par trois fois ? Ou de tout autre chose encore ? Je ne sais ! Qui le sait ?

F. : Qu’est-il advenu de l’immense fortune accumulée par l’Ordre du Temple au cours de ses deux cents ans d’existence ? Philippe le Bel se l’est-il appropriée ?

S. C. : L’immense fortune avait été engloutie par les guerres pour conserver la Terre Sainte, car toute guerre coûte beaucoup d’argent. C’était vrai au moyen âge aussi ! Les commanderies européennes servaient précisément à récolter cet argent qui était ensuite envoyé en Orient. Donc, lorsque les templiers français sont arrêtés, leur trésor a sans doute déjà disparu depuis longtemps. Cela ne signifie pas pour autant, naturellement, que les caisses étaient totalement vides. Officiellement, presque tous les biens de l’Ordre du Temple ont été confisqués au profit des Hospitaliers de saint Jean de Jérusalem.
Il est vrai aussi que Philippe le Bel avait grand besoin d’argent, en particulier pour condui­re la nouvelle croisade dont il rêvait. De l’argent, il ne s’était d’ailleurs pas gêné pour en prendre aux Juifs, en 1306. En supprimant l’Ordre du Temple, peut-être espérait-il aussi, en effet, mettre la main sur ses richesses, mais ce n’était certainement pas son objectif majeur.

F. : Qu’en est-il de l’homosexualité des templiers ?

S. C. : Qu’il y ait eu, dans l’Ordre du Temple, des cas isolés d’homosexualité, en près de deux siècles d’existence, cela n’aurait rien que de très banal ! Peut-être certains chapelains, qui avaient à entendre des templiers en confession, ont-ils même considéré que c’était un moindre mal que d’avoir pour un moine des rapports sexuels avec un homme plutôt qu’avec une femme ! Mais y a-t-il eu, dans l’Ordre du Temple, plus de cas de sodomie que dans d’autres ordres monastiques ou chevaleresques du même genre ? Voilà au fond toute la question. Et bien, je ne le crois pas ! D’abord, la règle du Temple est formelle sur ce point, et elle condamne naturellement l’homosexualité, ou plutôt la sodomie, de la maniè­re la plus ferme, et prévoit de lourdes peines pour ceux qui y succomberaient. Au cours des interrogatoires, me direz-vous, des templiers - très peu en fait - ont avoué que la sodo­mie était une pratique, sinon générale, du moins courante dans l’Ordre. Mais que valent ces aveux passés sous la torture ou par peur de la torture ? Nous le savons très bien, et j’in­siste un fois de plus sur ce point, ils ne valent absolument rien ! Et le baiser sur la bouche, qui est un baiser rituel et rien d’autre, est de pratique courante, entre hommes, au moyen âge, pas seulement entre moines.
Ce qui est curieux, c’est qu’une organisation à caractère initiatique - toutes réserves faites sur cette initiation – qui se réclame du Temple, l’Ordo templi orientis, l’Ordre des Templiers orientaux, ébauché par un certain Karl Kellner, et véritablement constitué par Theodor Reuss au début du XXe siècle, puis développé par Aleister Crowley, accorde précisément à la sexualité, ou à la magie sexuelle - d’aucuns diraient au tantrisme ce dont je ne suis pas sûr - un place centrale dans sa propre doctrine, dans ses propres rites. Mais il ne s’agit là que d’une magie sexuelle prétendue templière, rien de plus.

F. : Le baphomet induit-il une déviance des mœurs de l’Ordre où est-il l’image du messa­ge ésotérique d’un cénacle secret au sein même de l’Ordre ?

S. C. : D’un cénacle secret au sein de l’Ordre du Temple, jusqu’à preuve du contraire point de trace sûre… en dehors de celles qu’a inventées l’imagination fertile de beaucoup d’auteurs. Le Temple noir n’est qu’une simple hypothèse. Mais sur quoi repose-t-elle ? Et les «Fils de la vallée» sont une invention du XVIIIe siècle maçonnique, fertile en mythes «templiers» ! Quant à l’ésotérisme templier, oui bien sûr, il y a, c’est l’évidence, un ésotérisme templier, comme il y a, par exemple, un ésotérisme cistercien ! Parce que la religion catholique romaine des XIIe et XIIIe siècles est encore porteuse d’un authentique ésotérisme que l’Orient chrétien, Dieu merci, n’a ni renié ni oublié aujourd’hui ! En ce sens on peut en effet parler d’un message ésotérique du Temple…
Mais le fameux baphomet, n’est-ce pas, s’appliquerait à bien autre chose qu’à l’orthodoxie catholique romaine des XIIe et XIIIe siècles ! La question a fait couler tellement d’encre que j’hésite à en rajouter. En particulier, les étymologies les plus fantaisistes ont été for­gées, au point que je me demande parfois si la question du Temple ne fait pas perdre la raison à certains auteurs ! Et je ne parle pas des images fantaisistes qu’on voit partout sous le nom de Baphomet, qui sont le plus souvent des images ou des sculptures élaborées quelques siècles après… la disparition de l’Ordre du Temple ! Quelques templiers, deux ou trois je crois, ont «avoué» - et vous savez ce que j’en pense ! - que dans l’ordre était adoré une idole en forme de bafomet. Je suis bien tenté de suivre sur ce point - comme sur tant d’autres ! - l’interprétation de Robert Amadou pour qui «bafomet» veut dire Mahomet, qui est, vous le savez, le nom commun que l’on donne au prophète de l’Islam au moyen âge. Cette piste-là me paraît de loin la plus sérieuse. Naturellement, nous savons bien que l’Islam condamne toute représentation symbolique, toute image, toute figure du divin. Peut-être s’agissait-il tout simplement de reliquaires en forme de chef, ou même de reliques, de crânes que la peur des templiers questionnés et l’imagination des question­nants aura transformés en je ne sais quelle idole que leur ignorance aura associée au pro­phète de l’Islam. La vénération d’un reliquaire, voire du crâne de quelque saint - car je crois bien qu’il doit s’agir de quelque chose comme cela - ne constitue en rien un acte d’idolâtrie, et même ce genre de dévotion est parfaitement licite, et d’ailleurs commune, au moyen âge chrétien.

F. : Peut-on aujourd’hui établir une filiation entre la franc-maçonnerie et l’Ordre du Temple ?

S. C. : Dès 1723, les fameuses Constitutions d’Anderson, charte de la franc-maçonnerie moderne, réfèrent aux chevaliers du moyen âge, mais sans plus. En 1736, le célèbre Discours de Ramsay va un peu plus loin, en considérant que les ordres équestres de Terre Sainte sont à ranger parmi les ancêtres de la franc-maçonnerie. Mais il ne nomme pas explicitement les templiers… Il faut attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour voir florir en Europe, à commencer par l’Allemagne, vers 1760, des légendes «templières» qu’il me semble inutile, disais-je tout à l’heure, de recenser ici par le menu. Pour certains, c’est Jacques de Molay lui-même qui aurait fondé la franc-maçonnerie ! Pour d’autres, c’est Robert Bruce, en Ecosse, qui aurait joué un rôle capital en permettant à des templiers de fonder la franc-maçonnerie. Pour d’autres encore, c’est un certain Guillaume de Beaujeu qui, après avoir hérité de la grande maîtrise du Temple, s’enfuit en Suède, portant les cendres de Jacques de Molay, et ainsi serait né le rite suédois qui existe toujours, et qu’il faut ranger parmi les rites maçonniques «templiers», c’est-à-dire, ne nous y trompons pas, parmi les rites qui peuvent revendiquer, disons une filiation de désir avec l’Ordre du Temple médiéval. Car point de filiation historique entre le Temple et la maçonnerie ! Une autre légende encore se rapporte aux origines mythiques d’un autre rite maçonnique, le Rite écossais rectifié, et à ses grades chevaleresques…

F. : Les grades chevaleresques ont-ils, eux, une origine templière ?

S. C. : Pas plus que les grades symboliques de la franc-maçonnerie universelle qu’ils sur­plombent ! Mais, comme je vous le laissais entendre, des grades à caractère «templier» sont apparus dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme c’est le cas, par exemple du 30e grade du rite écossais ancien et accepté, le fameux chevalier kadosh, en 1761. A l’origine, c’est un grade chrétien qui met en exergue les valeurs morales et spirituelles de l’Ordre du Temple. Le malheur est qu’au XIXe siècle ce grade a finalement été vidé de son conte­nu au profit d’une soi-disant vengeance templière…

F. : Quels liens peuvent unir l’Ordre du Temple et la Stricte Observance templière ?

S. C. : Parmi les rites maçonniques «templiers», je n’ai fait que mentionner, en passant, le rite écossais rectifié, vous avez raison d’y revenir. La Stricte Observance templière (SOT) apparaît en Allemagne, vers 1750, et ce nouvel ordre maçonnique, propagé, sinon fondé par le baron Karl von Hund, se fixe un double but : réhabiliter la mémoire des templiers médiévaux dont descendrait, via l’Ecosse, la franc-maçonnerie, et obtenir à son bénéfice la restitution des biens matériels du Temple, jadis principalement attribués à l’Ordre de Malte, ce qui n’était, évidemment, pas une mince affaire !
A l’origine de la SOT, ou plutôt validant en quelque sorte cette origine, une légende templière de plus qui dit ceci : un certain comte de Beaujeu, neveu de Jacques de Molay, lui rend visite dans sa geôle où le dernier grand maître du temple lui donne le mandat de pré­server le dépôt sacré. A la saint Jean Baptiste 1313, Beaujeu est élu grand maître en suc­cession de Jacques de Molay. De son côté, un certain Pierre d’Aumont, prenant la tête des templiers d’Auvergne persécutés s’enfuie avec sept compagnons d’infortune sur l’île de Mull, en Ecosse. A la mort de Beaujeu, Pierre d’Aumont lui succède à la grande maîtrise de l’Ordre, et transfère son siège à Aberdeen, en 1361, où l’Ordre du Temple prend désor­mais la forme de la franc-maçonnerie, puis s’implante sur le continent.
Naturellement, ce n’est qu’une légende de plus et, d’ailleurs, le convent général de Wilhelmsbad, en 1782, à considéré qu’il ne s’agissait-là que de «traditions» peu dignes de confiance qui, non seulement, n’autorisaient pas les frères de la SOT à se considérer comme les successeurs légitimes des templiers, mais que la prudence exigeait aussi de renoncer à restaurer un Ordre aboli par deux puissances, dont la forme était désormais inadaptée au siècle. En conséquence, les frères de la Stricte Observance, devenue en la cir­constance l’Ordre des chevaliers bienfaisants de la Cité sainte (CBCS), ont renoncé à se réclamer d’une abusive filiation historique avec l’Ordre du Temple médiéval.
Il n’empêche que tout chevalier bienfaisant de la Cité sainte n’en revendique pas moins l’héritage templier sur le plan spirituel. Un CBCS est un «templier» en ce sens qu’il entend défendre la Cité sainte, non pas la Jérusalem terrestre, mais la Jérusalem céleste dont tout homme est appelé à devenir une pierre vivante.

F. : La Stricte Observance templière est–elle toujours active ?

S. C. : Je sais bien qu’un cercle contemporain se réclame aujourd’hui de la Stricte Observance templière qu’il entend incarner sous sa forme initiale. Je ne puis en garantir la filiation…
Au vrai, au convent de Wilhelmsbad, en 1782, la Stricte Observance templière est officiel­lement devenue l’Ordre des chevaliers bienfaisants de la Cité sainte qui coiffe et se montre comme le sommet visible du Régime écossais rectifié, un rite maçonnique spécifiquement chrétien que pratiquent encore, notamment en France, plusieurs obédiences. Celui-ci à la particularité de compter quatre grades symboliques ou lieu de trois - ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes administratifs - que coiffe le grade d’écuyer-novice, qui n’est lui-même que le stade préparatoire au CBCS, dernier grade visible du rite…
.
F. : Quand est-il des degrés de profès et grand profès ?

S. C. : Dans la Stricte Observance, ainsi réformée à Lyon en 1778, sur un plan national, puis à Wilhelmsbad, en 1782, où la réforme a été étendue au monde entier, il y avait en effet un grade de chevalier profès. Jean-Baptiste Willermoz, sur qui reposait principale­ment la réforme du RER, a eu le génie de s’en inspirer pour constituer une double classe secrète, à laquelle il a confié un dépôt extraordinaire. Ce dépôt, c’est la doctrine de la réin­tégration recueillie par lui et quelques autres auprès d’un personnage dont personne, alors, ni depuis, n’a pu faire le tour et dont nous ignorons encore l’identité exacte, mais qui a laissé sa trace dans l’histoire de la franc-maçonnerie illuministe sous le nom de Martines de Pasqually. Vers 1760, celui-ci s’est présenté comme le grand souverain d’une école d’apparence maçonnique, de prière et de vertu : l’Ordre des chevaliers maçons élus coëns de l’univers. Cette doctrine de Martines de Pasqually, qui n’en était lui-même qu’un relais, Willermoz l’a résumée de son mieux dans les instructions secrètes de cette double classe fermée qu’est la profession et la grande profession. Celle-ci, d’ailleurs, s’est heureu­sement perpétuée, comme l’a révélé en 1969, dans les colonnes de la revue Le Symbolisme, une mise au point de Maharba qui avait pleine autorité pour le faire. Je ne puis donc que renvoyer à cette étude et rappeler qu’à cette double classe secrète, le silence sied depuis toujours. Je ne parle pas, naturellement des pseudo-grands profès qui pullulent depuis quelques années…

F. : Le rattachement des templiers à l’Eglise de Jean en fait-il automatiquement des enne­mis de l’Eglise de Pierre ?

S. C. : Il faudrait peut-être préalablement se demander ce qu’est l’Eglise de Jean, et ce qu’est l’Eglise de Pierre ? L’Eglise de Rome du pape Jean-Paul II est-elle encore l’Eglise catholique romaine du XIIe siècle, qui fut celle des templiers ? Quant à l’Eglise de Jean, c’est encore une légende «templière» moderne, qui apparaît notamment autour de l’Ordre du Temple de Fabré-Palaprat, au début du XIXe siècle, sous la forme d’une Eglise johannite des chrétiens primitifs dont les derniers représentants finiront pas se joindre à l’Eglise gnostique de Jean Bricaud, en 1907. De nombreux ordres néo ou pseudo-templiers contemporains revendiquent, tantôt en liaisons avec l’Eglise johannite susdite, tantôt plus vaguement, une affiliation à cette Eglise de Jean, qui serait en quelque sorte intérieure à celle de Rome, à moins qu’elle ne soit appelée à lui succéder… Une légende de plus assu­rément ! Mais celle-ci me paraît, peut-être plus que d’autres en l’espèce, porteuse de sens.
Quel sens ? L’Eglise catholique romaine n’est pas, à son origine, l’Eglise de Pierre, mais l’incarnation, en un lieu donné, Rome, capitale de l’Empire, de la plénitude de l’Eglise une et indivise qui repose toute entière sur le collège des apôtres, au même titre que toutes les autres Eglises locales. Dans ce cadre ecclésiologique, on ne peut parler d’une Eglise de Jean, qui serait soit opposée, soit complémentaire d’une Eglise de Pierre.
Mais les templiers sont hommes du Temple, comme ils sont homme de l’Eglise, quoique le Temple ne soit pas l’Eglise. J’avais commencé par un «fragment», permettez-moi de ter­miner par un autre : «C’est vraiment le temple de Jérusalem qu’eux aussi habitent. Certes il est construit autrement que le très célèbre temple de jadis, celui de l’illustre Salomon ; mais sa gloire n’est pas moindre. Si, toutefois, l’entière splendeur du premier tenait à l’or et à l’argent corruptibles, le second resplendit et sa beauté charme parce que ses habitants cultivent la piété dans le plus régulier des commerces». J’ai cité Bernard de Clervaux, dans son De laude novae militiae.
Le Temple est le lieu d’une présence, celle de la Gloire de Dieu, de la Shekhina, de la Sagesse divine. En ce sens, le Temple incarne un Ordre essentiel comme le dit le Rite écos­sais rectifié, qui n’est autre que l’Eglise intérieure de Lopoukhine, le Sanctuaire intérieur merveilleusement décrit, au XVIIIe siècle, par Karl von Eckhartshausen, à qui je voudrais laisser le mot de la fin : «C’est ainsi que, de tout temps, il y eut une assemblée intérieure, la société des élus, la société de ceux qui avaient le plus d’aptitude pour rechercher et rece­voir la lumière ; et cette société intérieure était appelée le sanctuaire intérieur ou l’Eglise intérieure.
«Tout ce que l’Eglise extérieure possède en symboles, cérémonies et rites, est la lettre dont l’esprit et la vérité sont dans l’Eglise intérieure.»


29/05/2007
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 113 autres membres