NAUVOO LODGE

NAUVOO LODGE

Le Blanc et le Noir

«  S’il advenait que le combat vous parût inégal, que le Mal semblât triompher et que le découragement vous saisît, alors Chev\ de l’Aigle Blanc et Noir, souvenez-vous, ainsi que l’étendard l’indique symboliquement, que toujours le blanc prévaut sur le noir, comme la nuit doit faire place au jour ».

        Le jour, la nuit ; le Bien, le Mal ; le blanc, le noir ! Comme cela pourrait  paraître simple, voire simpliste, en écoutant le Rituel lors de la présentation de l’Étendard au nouveau Chevalier Kadosh. Le blanc, le noir, couleurs déjà rencontrées dans le vécu maçonnique, facilement évocatrices ; le jour, la nuit, dans leur dualité éternelle. Comme tout cela paraît simple alors que nous savons bien, les uns et les autres, qu’il n’en est rien, que la vie est confusion et trouble, que les événements y sont mêlés et disparates, les sentiments contradictoires, les comportements inattendus, tout cela enchevêtré, au gré des situations, désirées par les hommes et mues par le hasard malicieux, alors que le dualisme du Rituel n’est là que pour inciter l’imagination symbolique à interpréter judicieusement ce que le fatum vient déposer devant notre porte.

         Ces deux couleurs, sans méconnaître la réalité de leur définition, sont également caractéristiques du grade, « Chevalier de l’Aigle Blanc et Noir », Chevalier Kadosh, c'est-à-dire chevalier pur, indemne de toute tâche, de toute salissure morale. Pourtant, cet homme est  condamné aux mêmes imperfections que ses semblables, aux mêmes difficultés que les autres hommes, et ce blanc qui habille, pour moitié l’Aigle, ce blanc que le Chevalier doit assumer et dont il rêve, est là aussi pour lui rappeler singulièrement le caractère relatif de toute proposition humaine.

         Est-ce à dire que l’enseignement du Grade nous conduirait à ce manichéisme sommaire et définitif du monde blanc ou noir, partagé par le Bien et le Mal ? Non, bien sûr, ce serait une pensée sans issue, hors de la réalité qui, elle, apprend l’éphémère et le relatif, réalité avec laquelle il faut bien vivre.

 

        Mais comment comprendre alors ce dualisme primaire et le dépasser sans dommage ? Le symbolique peut nous accompagner dans cette recherche. Ce qui est obscur, c’est aussi ce que l’on ne sait pas, ce que l’on ne comprend pas, ce que l’on a oublié, ce qui est encore caché.        

L’illustration qui s’imposerait à l’esprit serait évidemment celle de la Connaissance, au moment où le Franc-maçon arrive au Nec Plus Ultra de son parcours et qu’il est à même de mesurer la portée des efforts accomplis, les lacunes qu’il faut combler et la nécessité de reprendre certaines questions décisives, souvent récurrentes, qui ont déjà borné sa maturation.                                 

Que puis-je réellement savoir de moi-même et du monde qui m’entoure ?

 

          Le premier mouvement consiste à se tourner vers la pratique maçonnique, et bien sûr, ce matin, vers le Rite Écossais Ancien Accepté. Notre Rite sort grandi et conforté par les différentes approches qu’ont apportées Colloques et Tenues, articles et commentaires que chacun a pu suivre dans le cadre du récent Bicentenaire. Ne revenons pas sur sa spécificité qui en fait pour nous exclusivement un Rite de Hauts Grades et rappelons pour mémoire que, si le Suprême Conseil naît officiellement en 1804, l’essentiel des matériaux constituants de ce qui parachèvera notre Rite existait et vivait confortablement déjà en France un demi-siècle auparavant. Mais, c’est le contenu l’essentiel, et comme chacun l’a mesuré, il est ample, varié et didactique. Parce qu’il dresse sur notre route, un ensemble de signaux, de fulgurations et de représentations qui nous alarment et nous interpellent. Parce qu’il nous tient en éveil par la véracité des ses interprétations et la densité de ses arguments. Parce qu’il n’apporte jamais des réponses bien fignolées, des recettes bien ficelées dont notre monde raffole pour nous laisser toujours à l’orée des réponses possibles. En un mot, il allume dans toute intelligence humaine les références nécessaires à la progression initiatique.  

 

      La méditation des rituels, les mises en œuvre symboliques, la réflexion sur les légendes ou les récits ancestraux, nous ramènent implicitement aux aventures et aux tumultes qui interrogent la condition humaine. Certes, cette pratique n’est féconde que si elle épouse la posture de l’homme qui cherche, qui veut se connaître dans une quête pugnace et lucide. Non, il ne s’agit pas de s’inscrire dans un retour aux mythes, aux univers féeriques, au merveilleux  et à l’ésotérisme refoulé qui peuplent une certaine littérature. Il ne s’agit pas de s’abîmer dans la magie romanesque, l’émotion du mystère et la contemplation de thèses trop rapidement habillées d’histoire ou de théologie. Il faut seulement, et c’est là l’essentiel, comprendre l’homme et notamment la part d’irrationnel qui peut l’habiter et qui risque de le conduire parfois aux extravagances les plus néfastes, l’humanité en sait quelque chose. Comprendre et maîtriser. Le rôle des dogmes dans l’enfermement et le repli n’est plus à dénoncer tant il est clairement établi, mais reste à ne pas oublier, également, cette inclination qui tendrait à donner à l’irrationnel les vertus d’une autre démarche essentielle pour comprendre l’humain. On habille cet irrationnel d’imaginaire et de symboles, on parle poésie et ésotérisme, on tente même de dire qu’il est nécessaire de trouver un juste équilibre entre raison et émotion, ce qui pourrait paraître légitime si l’on savait ce que l’on met derrière les mots de « poésie », «  d’imaginaire » et d’ « émotion ». Reste  donc dans cet univers, à développer une rationalité ouverte à l’autocritique, une raison présente à tous les paliers de la réflexion et de la prise de décision. Reste ce qui est clairement défini dans la montée de l’Echelle : «  Perception, intuition, imagination risqueraient d’être entachées d’une irrémédiable subjectivité si elles n’étaient pas soumises aux normes de la Raison. Par la raison, l’homme accède à l’idée de vérité et à l’exigence d’objectivité et d’universalité ». Notre Rite prouve bien ce qu’il veut être, un outil de la Connaissance qui se nourrit de ce qu’elle manifeste en même temps qu’elle répond à l’attente de l’homme qui se cherche.

 

         C’est, il faut le reconnaître, un pari difficile à tenir et les paroles du T\ F\ P\G\ M\ confiant au F\ Grand Architecte la nécessaire élucidation des «  obstacles intérieurs » à toute progression personnelle sur la voie initiatique, ne faisaient que confirmer ce qui avait déjà été compris et assimilé depuis longtemps. Se  connaître, ne jamais renoncer, comprendre tous les mécanismes que nous organisons pour nous mettre à l’abri du regard des autres, pour nous défendre sans que nous soyons agressés, pour nous protéger des éventuelles usurpations qui viendraient troubler notre milieu, sans parler des pulsions, chimères et autres travers dont notre histoire est nourrie. Il est vrai que ces comportements sont à la base de toute notre adaptation à la vie sociale mais parfois ils peuvent entraîner une telle méconnaissance de soi et de notre environnement que nous échappons à tout entendement. Et là, c’est tout simplement le problème de la maîtrise qui est posé.

         Le seul exemple que nous voulons prendre, celui de la compensation, permet de mesurer la difficulté de cette tâche jamais achevée. Ce mécanisme permet à quiconque de se soustraire à une situation inconfortable, d’oublier ses propres échecs et de s’insérer dans une activité de remplacement moins pénible. C’est, dit-on, pour une part, une motivation semblable qui conduit certains à chercher dans notre Institution un substitut aux accomplissements moins réussis ailleurs et à trouver un lieu fraternel propice à toutes les réalisations personnelles. Entendons-nous bien : la compensation, pour qui sait la maîtriser, peut conduire à des modifications bienfaisantes pour la personnalité, mais au contraire, elle peut aussi dériver vers des conduites délirantes où l’on retrouvera les idées de grandeur, la volonté de pouvoir ou la régression dans la paranoïa. Tout passe donc par sa propre auto-auscultation et sa volonté pugnace d’être fidèle à ses Serments. C’est déjà poser, ici, le problème moral qui érige comme préalable celui de la Connaissance, de la nécessaire juste appréciation des hommes et des choses avant que de passer à l’action.

    

 

    Dans cette « montée vers la Connaissance » , aussi loin de tout prosélytisme ou de toute fanfaronnade, on peut donc espérer que le CHK\ qui a suivi, avec vigilance et lucidité, le chemin maçonnique a assimilé avec sérieux l’essentiel du message initiatique, qu’il connaît la contingence de ce qu’il sait et l’immensité de ce qu’il ne sait pas, de ce qu’il ne saura jamais peut-être, et qui pourtant l’attend comme un champ ouvert à toutes les moissons. Humble devant cette tâche, résolu devant le lendemain, il sait au moins qu’il doit être un inlassable chercheur.

 

           De surcroît, pour le K\, une autre préoccupation voisine le domaine de la Connaissance, c’est le chantier de l’action, l’interrogation du «  que dois-je faire ? ». Encore faut-il s’entendre sur cette profession du Grade. Rien ne serait plus inquiétant que de voir un CHK\ s’éparpillant dans ses actes, n’agissant pas avec réflexion et ne maîtrisant pas une vue d’ensemble de son action : il lui faut de la cohérence, mieux, il lui faut un projet.

           Le K\ est homme de projet car il ne veut pas se laisser bousculer par les événements, préférant laisser son sceau sur les actes de son existence. Comment peut-on d’ailleurs imaginer une vie sans projet, qu’il soit tourné vers sa famille, sa vie professionnelle, sa vie culturelle et philosophique ? La maçonnerie, elle-même, induit le Projet car elle donne à l’homme la volonté de ne pas être le spectateur de son destin. Et si chaque maçon a un projet, il est tout aussi naturel que chaque Atelier en ait un, qu’il soit Loge, Conseil Philosophique ou Suprême Conseil.

           Cette «  montée vers l’Action » est riche de toutes les incitations perçues dans notre Rituel et suppose donc une longue maturation intellectuelle et morale, comme le souligne la lente ascension de l’échelle.

   

          En outre, il faut savoir souligner les risques que l’on peut rencontrer dans ce mouvement. Il est évident que le K\ doit être soucieux du travail et du comportement de ses Ateliers autant que de la bonne marche de sa Juridiction, mais parfois le dommage serait grave de voir certains d’entre nous n’exercer leur militantisme que dans les seuls lieux maçonniques, oubliant que le monde existe et qu’ils y vivent. Il ne s’agit pas de convertir les convertis, d’entraîner ceux qui avancent déjà, mais bien plus d’utiliser ses forces aux combats justifiés. Au pire, cela pourrait conduire à une sorte de cléricalisme maç\, générateur de bien des désillusions.

 

       Un autre risque est celui du discours amputé du geste et de l’action réfléchie. Je souhaite, ce matin, souligner cette limite : dans un Grade où l’on célèbre l’action, où l’on vante les efforts dans la société profane, il serait vain d’en rester aux sempiternelles constatations, aux proclamations de bonnes intentions, autant d’alibis de bonne conscience. Vain d’être toujours au début de l’analyse, des dénonciations et des compassions. Il faut aussi être à l’autre bout de la chaîne, dépasser les constats et les  bilans, œuvrer pour la revendication active de l’équité et de la dignité pour tous. Notre Humanisme ne peut pas être la culture du bilan mais la mission que l’aurore réveille, heure à laquelle, dit notre rituel : «  nous allons retourner dans le monde profane où notre mission s’intègrera dans le travail commun ».

 

          Notre Humanisme ne doit pas être une obole aux grands élans de solidarité qui animent ce que l’on a coutume d’appeler «  les grandes causes » car le KDH\ n’est pas le chien de garde d’un régime, quel qu’il soit, d’un système de pensée ou d’une idéologie. Dans une Société qui sécrète un million d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté, dans une Société qui parle pudiquement de « SDF » pour ne pas avoir à dire distinctement « sans domicile fixe », dans une Société dans laquelle les aventuriers de l’ordre moral s’en prennent ouvertement à la laïcité et les pervers de l’obsession sécuritaire aux libertés, que l’on ne me dise pas que le CHK\ ne trouvera pas un combat à sa mesure ! Que l’on ne dise pas que la répartition des richesses dans le monde, les angoissantes questions de l’environnement, les pandémies qui tuent plusieurs enfants chaque minute, les millions d’êtres humains menacés par la famine, notamment en Afrique, ne constituent pas un immense champ d’actions vigilantes et fraternelles ! Et il y a combien d’exemples d’autres injustices, d’autres violences qui surgissent à l’esprit de chacun d’entre vous, en cet instant ? Semblables à cette apostrophe de Monsieur Kofi Annan, parue hier soir dans un quotidien national : «  Nous sommes tous responsables ».

       Il y a un temps pour méditer, philosopher, écouter les FF\, lire les Rituels, travailler dans nos chantiers…et il y a un temps pour œuvrer, construire, lutter. Oui, le K\ est l’homme d’une double vie : aujourd’hui, il pense, il imagine, il organise...demain, il dressera et vérifiera les possibles qu’il a conçus, seul ou avec ses FF\.

      

Que pouvons-nous espérer ?

 

        Rien pour nous-mêmes si ce n’est la réelle satisfaction d’être fidèles à nos engagements,  à nos Serments et d’avoir un peu compris que nos convictions et notre compréhension des hommes et des événements n’étaient que l’antichambre d’une Sagesse lointaine. Peut-être aussi d’avoir expérimenté que ce qui nous attache, les uns aux autres, restent, indissolublement liées, non seulement l’amour de la Vérité et l’amour de l’Humanité, mais également le phénomène initiatique de la transmission.

 

        Ce qui m’amène à cette confidence :

        Ne t’ inquiète pas, mon Frère, d’être l’homme de la marge, de la frontière,…après avoir été l’homme de la confluence. Ne t’ inquiète pas d’être celui qui dérange, qui pose les questions qu’il ne faut pas poser, qui agite les idées que l’idéologie dominante n’ose plus formuler. Ne sois pas ennuyé d’être le grain de sable, celui qui délie après avoir lié, qui propose une œuvre après une œuvre, qui parle d’espérance quand d’autres s’enlisent dans le fanatisme et la violence.

        Ne t’inquiète pas de te sentir, à certains moments, las et désabusé ; ne sois pas troublé par la sottise et les égoïsmes ; tous ceux qui sont ici, ce matin, autour de nous, connaissent les mêmes interrogations, les mêmes découragements occasionnels, mais plus loin que leur propre personne, ils font en sorte que chaque F\ soit un exemple pour chaque F\, dans cet esprit de vigilance et de résistance qu’inspire le Rituel. Celui-ci définit très bien le rôle du veilleur, du guetteur comme étant celui du K\, mais attention, loin de ce que l’on trouve aujourd’hui dans les thèmes récurrents contemporains, notamment en littérature et en philosophie, parce qu’il ne faut pas confondre l’ombre et la proie, la veille vigilante et la simple attente, la responsabilité et l’indifférence. Ce n’est pas l’attente «  qui est magnifique »  (André Breton )  mais la réussite du projet que l’on s’est donné, le but atteint, la liberté retrouvée.

 

     Il y a des combats qui nous grandissent, des comportements qui nous fortifient dans l’honneur et la probité. Nous n’oublions pas ce moment solennel où prêtant notre Obligation, nous avons notamment promis de  résister, «  résister à tout asservissement de la personne, de la pensée, de l’esprit. »

 

    Nous ne sommes pas condamnés à rester ce que nous sommes !



29/05/2007
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