Les Amours de la Règle et du Compas et ceux du Soleil et de l'Ombre
LES AMOURS DE LA RÈGLE ET DU COMPAS
LES AMOURS DE LA RÈGLE ET DU COMPAS
ET CEUX DU SOLEIL ET DE L'OMBRE
De Charles Perrault
à M. le Cardinal
Duc de Richelieu
POÈME
Animé du beau feu d'une bouillante audace,
D'un pied libre je cours aux vallons du Parnasse,
Et la Muse en riant me conduit par la main
Où ne marcha jamais le Grec et le Romain.
Richelieu dont les soins embrassent tout le monde,
Merveille de nos jours en merveilles féconde,
Et des temps à venir futur étonnement,
Au récit de mes jeux donne quelque moment ;
Imitant le Soleil, quand mille épaisses nues
Traînent parmi les airs leurs flottes continues,
Qui sans voir les mortels, n'éclairant que les lieux,
Parfois perce le voile et se montre à nos yeux.
Dédale n'avait pas de ses rames plumeuses
Encore traversé les ondes écumeuses,
Par un art qui d'un roi le rendit triomphant,
Du père le salut et la mort de l'Enfant ;
Il n'avait pas encor pour la lubrique rage
Assemblé de cent bois l'incestueux ouvrage,
Qui fut du lit royal le reproche éternel,
Et rendit l'Artisan célèbre et criminel ;
Quand sa soeur, admirant sa subtile nature,
Lui présenta Perdix, sa douce nourriture
Pour polir son neveu par ses doctes leçons
Et le rendre savant entre ses nourrissons.
L'enfant montra soudain une âme industrieuse,
Capable de conseil, prompte, laborieuse ;
Et le Soleil, passant par ses claires maisons,
A peine eut quatre fois produit quatre saisons,
Que ses habiles mains, heureusement guidées
Par un esprit fertile en nouvelles Idées
Formèrent un amas d'ouvrages curieux
Que Dédale admira puis en fut envieux.
Perdix, un jour épris de l'amour de l'étude
Cherchant pour en jouir l'heur de la solitude,
Après mille détours coucha ses membres las
Sur le seuil bien aimé du temple de Pallas.
Soudain (qui le croira) comme de sa cervelle
Jupiter fit sortir cette docte Pucelle,
Nacquirent du cerveau du jeune vertueux
La Scie et le Compas, deux enfants monstrueux
Mais dont l'utilité dans les arts secourable
Rend du père à jamais la mémoire honorable.
La Scie en forme d'arc, d'un cri continuel
D'un naturel entrant, et mordant et cruel,
Montrait un rang de dents, long supplice des arbres,
Et capable d'ouvrir le coeur même des marbres.
Son frère le Compas fut pourvu seulement
De jambes et de tète, et marcha justement,
Tournant de tous côtés par ordre et par mesure,
Et toujours de ses pas traçant quelque figure.
Dédale qui cherchait l'apprentif égaré
Enfin l'apercevant sur le seuil adoré,
Vit le moment natal de ces monstres utiles,
Qu'enfantait son neveu de ses tempes fertiles.
Une rougeur jalouse en son front s'épandit,
Et craignant que par eux il n'entrât en crédit,
Soudain de la raison il rejeta l'usage
L'impiété naquit en son triste courage.
Le respect de sa soeur en vain fit son effort
De ce docte innocent il médita la mort
(D'une âpre jalousie abominable exemple)
Il le précipita de la voûte du temple
Mais Pallas qui prend soin des Esprits vertueux
De la chute arrêta le cours impétueux
Transformant en perdrix ce mortel admirable
Que la fécondité seule avait fait coupable.
La Scie et le Compas, témoins de son malheur,
Sentirent l'aiguillon d'une vive douleur.
Puis redoutant les traits de l'envieuse rage,
Afin de garantir les restes du naufrage
Eurent leur seul recours au soin de se sauver.
La Scie étant sans pied ne put se soulever
Et grondant de dépit de se voir échouée
En accusa le ciel d'une voix enrouée.
Dédale qui la vit avec ses yeux ardents
Par mille longs travaux usa toutes ses dents
Puis retailla d'un fer ses brèches abattues.
Le Compas se sauva sur ses jambes pointues ;
Et d'un soin prévoyant s'étant mis à courir
Un seul trait ne marqua qui le put découvrir.
Dédale trop subtil eût reconnu ses traces.
Mais comme un giboyeux monté sur des échasses,
Qui sans mouiller ses pieds traverse les marais,
D'un pas vite et léger arpenta les guérets.
Enfin se trouvant las, et loin de la tempête,
Contre le tronc d'un chêne il appuya sa tête,
Pleurant son père mort, et le sort de sa soeur ;
Puis d'un sommeil paisible il sentit la douceur
Le Soleil, connaissant son artiste nature,
Et prévoyant l'éclat de sa race future,
Par un songe lui dit ; Lève-toi de ce lieu
Tu seras digne époux de la fille d'un Dieu
(Souvent contre l'espoir les Déités prospères
Font naître le bonheur du fond de nos misères)
Le Compas glorieux se réveille en sursaut,
Ému de cette vue et d'un espoir si haut.
Il rend grâce au Soleil, et ferme comme un Aigle
Le regarde et s'en va : Puis rencontre la Règle ;
Droite, d'un grave port, pleine de majesté,
Inflexible et surtout observant l'équité.
Il arrête les yeux, la contemple et s'étonne.
Aussitôt pour l'aimer son âme s'abandonne,
Perdant le souvenir des propos du Soleil,
Il chérit ce miracle, et le croit sans pareil,
Il l'aborde, et rempli d'une honnête assurance,
Tournant la jambe en arc lui fait la révérence
Pour rendre le salut, qu'il donnait humblement,
Elle ne daigne pas se courber seulement.
Pour vaincre ses rigueurs il lui tint ce langage,
Ô vous dont la beauté dans ses chaînes m'engage,
Soulagez par pitié mes désirs véhéments,
Et mille biens naîtront de nos embrassements.
Perdix ce vaste esprit me donna la naissance,
N'ayez pas à mépris mon utile alliance.
La Règle pour régler ses voeux ambitieux
Lui dit : Mon origine est même dans les Cieux
Celui dont je tiens l'être entre les dieux se nombre
Je naquis des baisers du Soleil et de l'Ombre
Un jour parmi les Dieux mon père se vantait
Que rien dans l'Univers ses regards n'évitait
Celui des Immortels qui préside aux messages
Lui dit : As-tu vu l'Ombre en tous tes longs voyages ;
Cette brune agréable et de qui les douceurs
Sont les plus chers plaisirs des Doctes, des Chasseurs
Et de tant de mortels qui la trouvent plus belle
Que tes plus beaux rayons que l'on quitte pour elle.
Le Soleil fut surpris, et ce père du jour
Sentit naître en son coeur et la honte et l'amour.
Du désir de la voir son âme est embrasée
Il la cherche partout, croit sa conquête aisée ;
Mais l'Ombre habilement évitait ses regards
Cette froide beauté fuyait de toutes parts
Sa course s'avançait d'une invisible adresse
Il la suit, elle fuit d'une égale vitesse
Il double en son ardeur ses efforts vainement
Tous les coeurs s'opposaient à son contentement
Il pense la tenir, sans la voir il la touche
De ses rayons aigus il joint cette farouche
Enfin, ne pouvant mieux soulager sa langueur,
En courant il la baise en toute sa longueur,
Et parmi les baisers de cette douce guerre,
De leur étroite union je naquis sur la terre.
Le Compas ressentit un plaisir non pareil,
La connaissant alors pour fille du Soleil.
Il vit naître l'espoir d'acquérir sa maîtresse
Roulant en son esprit la divine promesse.
Donques rempli d'audace il lui tint ce discours
Et ce même Soleil m'a promis vos amours.
Quoi ? dit-elle en riant, je serais la conquête
D'un amant qui n'aurait que les pieds et la tète ?
Toutefois nos amours, répliqua le Compas,
produiront des enfants qui vaincront le trépas.
De nous deux sortira la belle Architecture,
Et mille nobles arts pour polir la nature
Ne pense pas, dit-elle, ébranler mon repos,
ou pour autoriser tes étranges propos
Tâche à plaire à mes yeux par quelques gentillesses ;
Et montre des effets pareils à tes promesses.
Le Compas aussitôt sur un pied se dressa,
Et de l'autre, en tournant un grand cercle traça
La Règle en fut ravie, et soudain se vint mettre
Dans le milieu du cercle, et fit le diamètre.
Son amant l'embrassa, l'ayant à sa merci,
Tantôt s'élargissant et tantôt raccourci,
Et l'on vit naître alors de leurs doctes postures
Triangles et carrés, et mille autres figures.
Richelieu, c'est assez, J'abuse de ton temps.
Reprends le fil heureux de tes soins importants
France, ton cher souci, pardon si je l'amuse
Des contes enfantés d'une riante muse.
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