NAUVOO LODGE

V :.M :. Dignitaires qui siégez à l’O :. et vous tous mes B :.A :.F :. , en vos grades et qualités, lorsque j’ai su que je devais vous entretenir de Shibboleth, j’ai été saisi de panique. Je ne savais rien d’autre sur ce mot énigmatique que ce que j’ai appris ici :

« Quel est le mot des Compagnons ?

- Shibboleth

- Que veut dire ce mot ?

- Epi, en hébreu, c’est le mot de guet de camp de Jephté, capitaine des Israélites. Lorsque la tribu d’Ephraïm se révolta, Japhté s’empara des bords du Jourdain. Ceux par lesquels Ephraïm devait retourner. De sorte que tous ceux qui se présentaient au passage et qui ne parvenaient pas à prononcer le mot de passe étaient massacrés et jetés dans le fleuve. »

Ainsi le mot qui nous intéresse a servi, dans des temps très lointains, de mot de passe permettant de reconnaître ceux qui appartenaient au même groupe et qui avaient qualité pour accéder à l’aire qui lui appartenait. Ainsi que de déceler tout imposteur, tout ennemi cherchant à s’introduire dans ladite aire. Mot de passe, mais, à l’évidence, pris dans une acception particulière, dans le cas de la F :.M :., qui ne possède pas de territoire dans le périmètre duquel se regrouperaient ses membres. Shibboleth a pris, à l’évidence, chez nous, un sens symbolique.

Il m’a paru indispensable d’identifier le plus exactement possible l’origine et la signification première de ce terme, puis d’explorer ce que, symboliquement, cela suggère.

Pour ce faire, j’ai recherché tous azimuts, en commençant par le contexte hébraïque. Il est fait mention de la Shibboleth dans la Kabbale pour désigner l’épi d’une sorte de nard, plante faisant partie des valérianacées, que les Anciens appréciaient beaucoup pour son arôme.

Puis j’ai suivi les tribus qui se disputaient la possession de territoires, le long du Jourdain et en aval de la Mer Morte.

Les tribus vivant à l’est de la Jordanie étaient séparées de leurs frères implantés à l’ouest par les ravins profonds et leur fleuve, le Jourdain. Ils étaient conduits à adopter des coutumes particulières de leur lieu d’implantation où régnait ce que l’on appelle de nos jours un « melting pot ». Cohabitaient alors les Moabites, les Ismaélites et les Ammonites. Lesquels ne se distinguaient les uns des autres que par la prononciation de certaines lettres. Ainsi quand les Ephraimites de l’Ouest ont envahi Gilead ils ont été défaits par les Gileadites sous la conduite de Jephté, au lieu dit « Passages de la Jordanie » (Juges 12.1.6). C’est aux frontières de Gilead que le mot de passe servait à distinguer l’Ephraimite du Gileadite.

Il s’agissait non seulement de connaître ce mot, mais de le bien prononcer. En effet, de tous temps et sous toutes les latitudes, chaque terroir génère un accent spécifique. Chaque pays a ses « ch’ti mis » et ses méridionaux. En l’occurrence Shibboleth, l’une des trois lettres mères de l’alphabet hébraïque, est une des consonnes sifflantes qu’il n’est pas aisé de prononcer. Shiboleth signifie épi, jet, ou encore fleuve.Ce mot était également utilisé pour glorifier le travail, auquel ce mot de passe donnait aussi accès.

Ayant repéré l’ascendance de Shibboleth et son lien avec le grain, il m’est apparu que les graminées avaient une place importante dans d’autres civilisations. C’est ainsi que le grain de blé avait une valeur libératoire chez les Egyptiens et servait à payer des biens.

Plus proche de Shibboleth était le grain de blé de la mythologie grecque. Car il avait valeur de symbole. Il est d’ailleurs remarquable que Mircea Eliade ait souligné que le mythe est une histoire symbolique des origines. C’est là que le mythe de Déméter (Cérès pour les Romains), revêt une certaine importance. Déesse des gerbes, par conséquent celle de l’agriculture, Déméter était la sœur de Zeus et de la mère de Perséphone. Celle-ci recueillait des fleurs quand une fente énorme s’est ouverte et Hadis, roi des morts, émergé des enfers, a saisi Perséphone.

.Sur l’intervention de sa sœur, Zeus accepte de lui rendre Proserpine, à la condition que celle-ci ne consomme pas d’aliment inférieur. Mais voilà qu’elle ingère six graines de grenade. Par clémence, Zeus permet tout de même à Proserpine de séjourner six mois sur terre, à la lumière du soleil. Mais elle doit demeurer également six mois sous terre, dans le royaume des ténèbres.

Cette alternance entre l’obscurité et la lumière solaire préfigure plusieurs lignes de force du symbolisme maçonnique. VITRIOL les voyages de l’apprenti, correspondant aux épreuves qui lui donneront accès à la lumière. Mais aussi au fait que nos tenues aient lieu de midi à minuit. C’est-à-dire tant que l’on peut bénéficier de la grande lumière, avant que ne surgissent les ténèbres.

Cette dichotomie est également évoquée dans l’Evangile de Jean (I, 5) assortie d’un constat négatif : « La lumière brille dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l’ont pas reçue »

Cette lumière, à l’instar des grains enfouis sous la terre, il faut la chercher en dehors des ténèbres qui règnent sur le monde profane.

Les aventures de Déméter et de Proserpine suggèrent également que la mort du grain donne naissance à la pousse qui monte vers la lumière et au bout de laquelle va mûrir l’épi.C’est-à-dire à plusieurs bons grains…qu’il faudra séparer de l’ivraie…tant au sens propre qu’au figuré.

L’image de la mort apparente, qui enfante la vie, nous la retrouvons dans la chrysalide, dont la disparition est indispensable pour qu’apparaisse le papillon. Elle est en quelque sorte identique au sort du grain qui, s’il n’est pas enfoui dans l’obscurité de la terre ne mourra pas mais ne générera pas l’apparition de nouveaux épis.

Identique aussi à la germination permanente que la lumière de la loge suscite, sur le plan des idées. Lesquelles doivent produire de bonnes idées, utiles dans le monde profane.

Le travail, dans le lieu « clos et couvert » qu’est un Atelier, représente une « mort » momentanée au monde profane. Une rupture avec celui-ci, dans la mesure où l’on a laissé ses métaux à la porte du temple. Je dois, ici, préciser que si je viens d’évoquer la mort au monde, c’est en pensant à celle des ermites et des trappistes. Mais il y a une différence essentielle. C’est que la retraite des Francs-maçons ne dure que de midi à minuit, le temps d’une tenue.

Elle n’impose pas une vie monacale, hors du contexte sociétal. Par contre, elle impose sérénité, ouverture d’esprit, tolérance et générosité. D’autant que les adeptes de la maçonnerie sont enclins à « voyager ». C’est-à-dire à visiter d’autres Ateliers que leur loge-mère. Ce qui les conduit à découvrir des formes de pensée et des rites différents de ceux auxquels ils sont habitués. Dans ce cas, avant d’être admis dans le temple, ils doivent se faire reconnaître.

Lorsqu’ils vont être « tuilés », ils devront connaître, bien entendu, les mots, signes et attouchements. Et c’est là que l’on retrouve le mot de passe. Lequel est mutatis mutandis, le Shibboleth qui nous vient de la nuit des temps.

C’est dire si le fait d’être authentifié est primordial chez nous, tout en échappant au grégarisme qui régit les regroupements dans le monde profane. C’est ainsi que nous connaissons de graves perturbations du fait que des jeunes filles tiennent à arborer le voile islamique dans les écoles de la République. D’autres signes ostensibles ou ostentatoires participent du même souci d’afficher une appartenance à un groupe déterminé. Ce peut être le tee-shirt aux couleurs d’un club sportif. Notamment ceux qui magnifient une équipe de foot-ball. Ce peut être un type de coiffure dans lequel l’usage du gel fait apparaître une sorte de crinière d’animal de reptile d’avant le déluge. D’autant qu’une teinture vive et phosphorescente confère à l’intéressé une tête de mutant. Ce peut être le port d’un pantalon dont l’entrejambe se situe au niveau du genou. Le catalogue de ces singularités serait trop long et nous éloignerait de notre sujet. Bornons-nous à constater que les signes de reconnaissance peuvent n’indiquer qu’un statut social. Par exemple, la bague en or, dite alliance, portée à l’annulaire gauche, indique que l’on est marié. La pastille rouge que portent sur leur front les femmes hindoues précise ostensiblement qu’elle, comme l’on dit « en puissance d’époux ».

Les signes de reconnaissance peuvent être imposés, tel un marquage. Ce qui était le cas de l’étoile jaune dont le port était imposé par les nazis aux personnes de confession ou seulement d’origine juive. Il s’agissait de les désigner à la hargne publique et aux pires sévices.

Heureusement, nous ne vivons plus, sous nos latitudes, dans un semblable climat de drame généralisé et permanent.

Cependant, le monde profane nous donne encore le spectacle d’injustices et d’intolérances qui continuent de sévir. Le calme et la sérénité qui règnent dans nos loges sont plus que jamais nécessaires. Aussi est-il indispensable que le profane qui nous rejoint, après être passé par le cabinet de réflexion, devienne le grain de blé suggéré par Shibboleth.

Puisse sa germination se développer dans le cadre des Ateliers, de sorte que devenu Compagnon et grâce à ses FF :. il devienne un bel épi humain.

La durée et le succès de cette germination dépendront de beaucoup facteurs. Elle dépendra du milieu social dans lequel est inséré ce frère. Mais encore de sa culture et de son caractère. Et aussi des tous les aléas de la vie. Des maladies, des difficultés matérielles, psychologiques ou affectives qui peuvent le toucher directement ou à travers des êtres qui lui sont chers.

Au-delà de tous ces écueils, il y aura alors, pour chaque At :., une belle moisson en perspective. Celle qui naîtra des épis humains que nous souhaitons tous devenir. De sorte que doivent se multiplier les grains de blé symboliques. Lesquels auront besoin du mot de passe pour se reconnaître entre eux et pouvoir œuvrer ensemble.

Ainsi, V :.M :., Dignitaires qui décorez l’Orient et vous tous mes B :.A :.FF :. en vos grades et qualités , je terminerai par un constat : Il reste beaucoup de grain à moudre…et beaucoup de pain sur la planche.

J’ai dit.