Tout savoir sur le symbolisme de la Licorne
1. Connaissance d'une licorne imaginée
1.1 - La légende de la licorne
La licorne du bestiaire médiéval s'assoupit dans le giron d'une vierge traîtresse, avant d'avoir le flanc transpercé par la lance d'un chasseur. Plus tard, la même licorne trempe la pointe de sa corne dans les eaux infestées par les vermines et les serpents. Et l'on s'étonne que la blanche bête ait pu signifier à la fois le Christ et le Démon, la pureté et la luxure.
Whereat Crotthers of Alba Longa sang young Malachi's praise of that beast the unicorn how once in the millenium he cometh by his horn the other all this while pricked forward with their jibes wherewith they did malice him, witnessing all and several by saint Foutinus his engines that he was able to do any manner of thing that lay in man to do.James Joyce, Ulysses.
Ces beaux sujets sont largement encadrés par une suite de figures peintes en camaïeu, entre lesquelles l'enfant distinguait un ange qui sonne du cor et qui, le pieu à la main, poursuit une licorne réfugiée dans le giron d'une vierge.
Maurice Barrès, Le jardin de Bérénice.
To trap the grave-eyed unicorn,
Our monks and scribes assure
A knight needs not a hunting horn
But a virgin for his lureThe quary with the doleful eyes
Has not been seen of late
I wonder if the shortage lies
In unicorns or bait.Poème anonyme.
Les faux débuts
Comme les érudits de la Renaissance, les auteurs modernes qui ont été séduits par cette belle cavale blanche, à la longue corne torsadée comme un cordage de marine, ont généralement attaché une grande importanceà de rares textes antiques. Dans quelques lignes de Ctésias de Cnide, d'Aristote, de Pline l'Ancien, d'Élien de Préneste, ou dans de rares passages des Psaumes, de Job ou d'Isaïe, ils ont voulu trouver l'origine dela croyance en l'existence de «la licorne». Cette démarche découlait du truisme selon lequel tout mythe ou légende doit pouvoir se ramener à une source première qui en donnerait une version archétypale, voire la seule version authentique. Poursuivant leur quête, les savants ont alors décelé derrière ces textes anciens des animaux réels, onagres, antilopes ou rhinocéros. Le débat sur la licorne se ramènerait ainsi à un choix trivial entre une gazelle de profil et un rhinocéros dans la brume.
Notre démarche est différente puisque, si nous citerons souvent ces textes classiques, ce sera non pour les étudier en tant que tels, mais pour découvrir la manière dont ils furent exploités, cités et glosés par des auteurs plus tardifs. En choisissant de commencer cette étude en plein Moyen-Âge, et non aux temps de Pline ou d'Aristote, nous ne raccourcissons pas arbitrairement le champ d'étude. En effet, la licorne de l'imaginaire occidental, la blanche haquenée à la corne en spirale, est une création du Moyen-Âge finissant, même si elle emprunte beaucoup au Physiologus hellénistique, et un peu à l'Histoire naturelle de Pline. Sa longue absence de toute l'imagerie grecque et romaine, qui connaissait le Pégase et le rhinocéros, suffit à montrer que les quelques lignes que Ctésias, Aristote, Pline ou Élien avaient consacrées à des animaux unicornes n'avaient guère marqué leurs contemporains.
Croyant donc «redécouvrir» la licorne dans les textes classiques, les auteurs du Moyen-Âge et de la Renaissance l'ont en fait inventée. Au huitième livre de l'Histoire naturelle, Pline l'Ancien avait écrit que «la bête la plus sauvage de l'Inde est le monocéros; il a lecorps du cheval, la tête du cerf, les pieds de l'éléphant, la queue du sanglier; un mugissement grave, une seule corne noire haute de deux coudées qui se dresse aumilieu du front. On dit qu'on ne le prend pas vivant<1>.».Aussi succinct, Aristote avait précisé que «La plupart des animaux à corne ont les pieds fourchus, mais il yen a un, dit-on, qui est solipède<2>,celui qu'on appelle âne de l'Inde. La plupart de ces animaux...ont reçu de la nature deux cornes. Mais certains n'ont qu'une seule corne, par exemple l'oryx et l'âne appelé indien. Cependant l'oryx a le pied fourchu tandis que cet âne est solipède. Les animaux à corne unique la portent au milieu de la tête<3>.» Ces quelques lignes de grec ou de latin classique, disséminées dans une abondante littérature animalière, n'ont suscité l'intérêt, et provoqué des commentaires, qu'à partir d'Isidore deSéville (vers 560-636), d'Albert le Grand (1193-1280) et de son contemporain l'encyclopédiste Vincent de Beauvais, qui les ont exploitées pour préciser ou enrichir le bestiaire hérité du Physiologus alexandrin. Aussi les marques d'intérêt pour ces brefs passages restèrent-elles modestes et rares jusqu'au bas Moyen-Âge. Au treizième siècle, grâce aux bestiaires, la licorne envahit l'iconographie occidentale, mais ce ne fut qu'au seizième que des ouvrages entiers purent lui être consacrés.
Merveilles médiévales

Les animaux, miniature indiquant le début du bestiaire dans un manuscrit du Livre des propriétés des choses de Barthélémy l'Anglais, copié vers 1410. Aux animaux européens, l'enlumineur Évrard d'Espinques a ajouté quelques créatures exotiques, le lion, le dragon, la licorne...
La licorne qui nous intéresse, la blanche bête aux sabots fendus qui figure sur tant de tapisseries, n'était guère connue avant la Renaissance. Les lettrés du Moyen-Âge savaient qu'il existait, quelque part en Orient, un quadrupède unicorne, mais pour eux ce n'était que l'une des nombreuses créatures qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion d'observer, au même titre que l'éléphant ou le lion. Cette licorne avait certes une valeur symbolique, mais dans un monde où tous les animaux, sans compter les plantes et les pierres, figuraient le Christ ou le démon, parfois le Christ et le démon. Pour autant, il nous était impossible de la décrire sans la raconter, de faire son histoire naturelle sans connaître un peu son histoire. Cela nous oblige à un détour initial par les bestiaires du Moyen-Âge, textes déjà très étudiés et sur lesquels nous n'avons pas la prétention d'apporter grand chose de nouveau<4>.
La licorne du Moyen-Âge doit moins à Pline ou Aristote, auxquels les lettrés de la Renaissance, avides de sources classiques, s'efforcèrent de la ramener, qu'au Physiologus, manuscrit hellénistique rédigé au IIème siècle de notre ère, que le Moyen-Âge a longtemps attribué à saint Ambroise<5>. À Alexandrie se fondaient les traditions grecques et orientales, que l'on retrouve mêlées dans ce traité attribué à un hypothétique «naturaliste», mais sans doute travail commun de nombreux savants. Le Physiologus, ensemble de brefs récits concernant des créatures de toutes sortes, forme la base commune de tous les bestiaires médiévaux. Où nous voyons aujourd'hui la Nature, les hommes d'alors voyaient la Création, immense réservoir de merveilles, sermons et métaphores placées là par le Créateur pour l'édification spirituelle et morale de l'humanité. On ne doit donc pas s'étonner de trouver après chaque récit une interprétation allégorique, morale et chrétienne, cela va de soi. Et le caractère merveilleux de nombre de descriptions, les pouvoirs extraordinaires attribués à tel ou tel animal, ne doivent pas non plus nous surprendre, le Moyen-Âge s'attendant justement à trouver dans la nature les merveilles semées ici et là par le Créateur pour manifester Sa Puissance et Sa Gloire. Mais si chaque merveille est une hiérophanie, et chaque article du bestiaire un apologue, l'ensemble n'en constitue pas moins une sorte d'encyclopédie de la nature.
Tous les bestiaires médiévaux, rédigés entre lesXIIème et XIVème siècles, s'inspirent du Physiologus. Certains, comme celui de Pierre de Beauvais, également appelé Pierre le Picard, sont même pour l'essentiel de simples traductions. Par la suite s'ajoutèrent au texte grec de nombreuses autres créatures, voire des pierres ou des plantes, dont les descriptions sont souvent empruntées aux Etymologiæ d'Isidore de Séville, qui devaient elles-mêmes beaucoup à l'Histoire Naturelle de Pline l'Ancien. Voici à titre d'exemple la liste des 38 articles du premier bestiaire en langue vulgaire, celui de Philippe de Thaon, au début du XIIème siècle: lion, licorne, panthère, dorcon (chèvre sauvage), hydre, crocodile, cerf, aptalon (antilope), fourmi, centaure, castor, hyène, belette, autruche, salamandre, sirène, éléphant, mandragore, vipère, sarce, hérisson, goupil, onagre, singe, baleine, perdrix, aigle, pluvier, phénix, pélican, colombe, tourterelle, huppe, ibis, foulque, nycticorax (chouette), aimant, autres pierres.

Miniature du Livre des propriétés des choses de Barthélémy l'Anglais. Consacré aux animaux, le dix-huitième livre de ce Propriétaire, qui fait de nombreux emprunts à Isidore de Séville, est l'un des plus riches bestiaires de la fin du Moyen-Âge. Le texte en fut écrit vers 1240, mais le manuscrit d'où est tirée cette miniature ne fut peint qu'au début du XVème siècle. Le peintre a réuni ici des animaux exotiques - lion, éléphant et licorne - et d'autres - moutons, cygnes, aigle, cheval - mieux connus.
Le Liber Subtilitatum de Divinis Creaturis, attribué à sainte Hildegarde de Bingen, est le plus riche des bestiaires, qui décrit 36 poissons, 72oiseaux, 45 bêtes sauvages et 8 reptiles, sans compter les pierres et plantes. C'est aussi le plus éloigné de la tradition hellénistique puisqu'il délaisse les allégories au profit de l'intérêt pratique, médical, des créatures décrites. Le Bestiairerimé de Guillaume le Clerc de Normandie développe avec une ampleur et une poésie jusque-là inconnues les métaphores chrétiennes. Plus littéraire, le Bestiaire d'amour de Richard de Fournival est le seul dans lequel l'allégorie chrétienne s'efface devant la rhétorique de l'amour courtois.

La panthère, par sa bonne odeur, séduit les autres animaux, parmi lesquels on reconnaît la licorne. Miniature de l'Acerba de Cecco d'Ascoli, vaste encyclopédie italienne du début du XIVème siècle.
Écrits le plus souvent en langue vulgaire, ce ne sont pas vraiment des ouvrages savants ou religieux, mais ils s'adressaient à un public cultivé. Leurs références orientales sont bien éloignées des traditions populaires orales, sur lesquelles nous en savons peu. Les contes de nos campagnes, dont sont issus les garous et autres farfadets, totalement absents de l'univers habituel des bestiaires, semblent avoir ignoré la licorne. Tout au plus existe-t-il peut-être quelques liens, bien ténus, entre l'unicorne des traditions lettrées et la blanche biche de bien des contes et chansons populaires<6>.
La vierge et la licorne
Plus que le monocéros de Pline, ou l'oryx et l'âne indien d'Aristote, le véritable ancêtre de la licorne est donc plutôt l'unicorne des bestiaires qui, pour les lettrés du Moyen-Âge, avait autant de réalité que ses compagnons le lion, le castor ou le dragon.
Voici ce qu'en disait, dans les premières années du XIIIème siècle, le Bestiaire de Pierre de Beauvais, le plus proche du Physiologus original: «Il existe une bête appelée en grec monocéros c'est-à-dire en latin unicornis. Physiologue dit que la nature de la licorne est telle qu'elle est de petite taille et qu'elle ressemble à un chevreau. Elle possède une corne au milieu de la tête, et elle est si féroce qu'aucun homme ne peut s'emparer d'elle, si ce n'est de la manière que je vais vous dire: les chasseursconduisent une jeune fille vierge à l'endroit où demeure la licorne et ils la laissent assise sur un siège, seule dans le bois. Aussitôt que la licorne voit la jeunefille, elle vient s'endormir sur ses genoux. C'est de cette manière que les chasseurs peuvent s'emparer d'elle et la conduire dans les palais des rois<7>.»
Pour l'homme médiéval, les merveilles de la Création étaient des signes laissés par Dieu pour l'édification des hommes. L'allégorie qui en était tirée légitimait donc l'histoire de la capture de la licorne. Nous pourrions presque écrire que l'interprétation chrétienne prouvait la réalité du récit, mais cette réalité, même pas discutée, n'était pas véritablement en jeu. On croyait donc que la licorne ne pouvait être capturée qu'avec l'aide d'une pure jeune fille, comme on croyait que les lionceaux, morts à la naissance, ressuscitaient après que le lion les eût léchés pendant trois jours, et que le Phénix renaissait dans les flammes.
Voici l'interprétation que faisait le bestiaire picard du récit de la capture de la licorne: «De la même manière Notre SeigneurJ ésus-Christ, licorne céleste, descendit dans le sein de la Vierge, et à cause de cette chair qu'il avait revêtue pour nous. Il fut pris par les juifs et conduit devant Pilate, présenté à Hérode et puis crucifié sur la Sainte Croix, lui qui auparavant se trouvait auprès de son Père, invisible à nos yeux. Voila pourquoi il dit lui-même dans les Psaumes: “Ma corne sera élevée comme celle de l'unicorne”. On a dit ici que la licorne possède une seule corne au milieu du front: c'est là le symbole de ce que le Sauveur a dit: “Mon Père et moi, nous sommes un: Dieu est le chef du Christ.” Le fait que la bête est cruelle signifie que ni les Puissances,ni les Dominations, ni l'Enfer ne peuvent comprendre la puissance deDieu. Si l'on a dit ici que la licorne est petite, il faut comprendre que Jésus Christ s'humilia pour nous par l'incarnation; à ce propos, il a dit lui même: “Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur”, et David dit que celuiqui accomplira les bonnes œuvres, il sera conduit au palais royal, c'est à dire au Paradis.<8>»

La Capture de la licorne. La symbolique christique de l'animal fait que, sur la plupart des miniatures des bestiaires médiévaux, même lorsque le texte ne parle que de la capture de l'animal et non de sa mise à mort, un chasseur perce le flanc de l'animal de la pointe de sa lance. Cette miniature d'un bestiaire anglais sur vélin, en latin, copié dans les premières années du XIIIème siècle, est l'une des rares à montrer l'animal maîtrisé et ligoté, mais non tué.

La Mise à mort de la licorne. A l'inverse, dans ce bestiaire italien du XIVème siècle, le sang qui coule de la blessure au flanc de la licorne est l'une des très rares tâches de couleur sur des miniatures à l'encre particulièrement sobres, faisant ressortir avec une discrète violence la symbolique christique de l'animal.

Placée en médaillon au dessus d'une très classique Vierge à l'Enfant, cette scène est assez déroutante. La Vierge, en l'absence de tout chasseur, passe la corde au cou d'une licorne qui ne semble guère pouvoir représenter ni le Christ, ni l'Esprit. Verre églomisé (plaque de verre doublée d'une feuille d'or gravée), Italie, fin du XIVème siècle.
Dans cette première licorne, nous voyons déjà quelques-uns des traits de l'animal tel qu'il survit dans l'imaginaire moderne: le récit émouvant de sa capture, bien sûr, mais aussi certaines caractéristiques physiques. Notons cependant que, si les peintres et liciers de la Renaissances mirent souvent sur ses traits une douceur résignée qui suggère le sacrifice, aucun texte, ni au Moyen-Âge, ni plus tard, n'indiqua jamais que la bête ait pu être consciente du piège dans lequel elle tombait. La licorne grandit, mais de son passé de chevreau elle conserva des sabots fendus et souvent une barbichette.

la Chasse à la licorne, miniature d'un manuscrit artésien du Bestiaire de Pierre de Beauvais, XIIIème siècle.
Le Bestiaire divin de Guillaume le Clerc de Normandie est contemporain de celui de Pierre de Beauvais. Tant pour la description que pour l'interprétation morale, son texte est cependant beaucoup plu sélaboré. Voici le portrait qu'il nous fait de la bête unicorne: «Nous allons parler maintenant de la licorne: c'est un animal qui ne possède qu'une seule corne, placée au milieu du front. Cette bête a tant de témérité, elle est si agressive et si hardie, qu'elle s'attaque à l'éléphant: c'est le plus redoutable de tous les animaux qui existent au monde. La licorne a le sabot si dur et si tranchant qu'elle peut parfaitement se battre contre l'éléphant. Et l'ongle de son sabot est si aigu que, quoi que ce soit qu'elle en frappe, il n'est rien qu'elle ne puisse percer ou fendre. L'éléphant n'a aucun moyen de se défendre quand elle l'attaque, car elle le frappe sous le ventre si fort, de son sabot tranchant comme une lame, qu'elle l'éventre entièrement. Cette bête possède une telle vigueur qu'elle ne craint aucun chasseur. Ceux qui veulent tenter de la prendre par ruse et de la lier vont d'abord l'épier tandis qu'elle est en train de jouer sur la montagne ou dans la vallée; une fois qu'ils ont découvert son gîte et relevé avec soin ses traces, ils vont chercher une demoiselle qu'ils savent vierge, puis ils la font s'asseoir au gîte de la bête et attendre là pour la capturer. Lorsque la licorne arrive et qu'elle voit la jeune fille, elle vient aussitôt à elle et se couche sur ses genoux; alors les chasseurs, qui sont en train de l'épier, s'élancent; ils s'emparent d'elle et la lient, puis ils la conduisent devant le roi, de force et aussi vite qu'ils le peuvent<9>.»

Le Combat de la licorne et de l'éléphant, Dessin du psautier de la reine Mary, début du XIVème siècle.
Outre le Physiologus, Guillaume le Clerc avait sans doute lu les Etymologiæ d'Isidore de Séville. C'est en effet le prélat espagnol qui, le premier, avait, au VIIème siècle, regroupé dans une même notice<10> le récit, trouvé dans le Physiologus, de lacapture de la licorne à l'aide d'une jeune vierge, et la description du combat du rhinocéros et de l'éléphant<11>, empruntée à l'Histoire naturelle de Pline ou à la Polyhistoria de son imitateur Solin. On est surpris que la licorne use, pour transpercer les entrailles del'éléphant, de ses sabots, et non, comme elle le faisait pourtant dans le texte d'Isidore, de sa puissante corne; ilest possible que cela soit dû à une simple erreur de traduction<12>.Quoi qu'il en soit, corne ou sabot, la confusion avec lerhinocéros donnait pour longtemps de la force et du volume à la licorne.
Le Livre du trésor est un bestiaire tardif que l'encyclopédiste italien Brunetto Latini (1230-1294) écrivit lors de son exil en France. Il dresse de la licorne un portrait moins avenant encore: «Lalicorne est une bête redoutable, dont le corps ressemble un peu à celui d'un cheval; mais elle a le pied del'éléphant et une queue de cerf, et sa voix est toutà fait épouvantable. Au milieu de sa tête se trouve une corne unique, extraordinairement étincelante, et qui a bien quatre pieds de long, mais elle est si résistante et si acérée qu'elle transperce sans peine tout cequ'elle frappe. Et sachez que la licorne est si cruelle et si redoutable que personne ne peut l'atteindre ou la capturer àl'aide d'un piège, quel qu'il soit: il est bien possible de la tuer, mais on ne peut la capturer vivante. Cependant, les chasseurs envoient une jeune fille vierge dans un lieu que fréquente la licorne, car telle est sa nature: elle se dirige tout droit vers la jeune vierge en abandonnant tout orgueil, et elle s'endort doucement dans son sein, couchée dans les plis de ses vêtements, et c'est de cette manière que les chasseurs parviennent à la tromper<13>.»

A la fin du Moyen-Âge, la vierge charmant la licorne est parfois représentée tenant un miroir. Le «miroir qui ne ternit pas» était l'un des attributs de la Vierge Marie, mais peut aussi avoir un sens profane, comme symbole de la fidélité dans l'amour humain<14>. On peut aussi, plus prosaïquement, y voir une simple allusion à la vanité de la dame - ou de la licorne. Le Bestiaire préconise l'usage du miroir dans la chasse au tigre, mais n'en dit mot en ce qui concerne la licorne. Enluminure d'un bréviaire du début du XIVème siècle.
La licorne décrite par Brunetto Latini est une étrange chimère, puisqu'elle tient tout à la fois de l'unicorne du Physiologus, pour le récit de sa capture, du rhinocéros pour sa puissance de combat, et du monocéros décrit par Pline, pour son apparence physique. C'est cet animal qui, tout sauvage et cruel qu'il soit, succombe au charme des jeunes filles, que le Moyen-Âge finissant légua aux érudits de la Renaissance. Mais avant d'en arriver là, le lecteur, séduit peut-être, tout comme le féroce unicorne, par la jeune fille embusquée dans la forêt, pardonnera, j'espère, un détour par toutes ces légendes où apparaissent des licornes.

«Si La licorne [le rhinocéros] s'incline devant une vierge, pourquoi une vierge n'aurait-elle pas apporté la parole de Dieu dans le monde?». Gravure peinte du Defensorium Inviolatæ Virginitatis Mariæ, ouvrage attribué à Francis de Retz, imprimé à la fin du XVème siècle et présentant d'autres «merveilles de la Création» comme images de l'Immaculée Conception. Fin du XVème siècle.
L'histoire de sa capture par des chasseurs utilisant une jeune vierge comme appât est le plus ancien des récits impliquant la licorne. Rappelons - cela sera également vrai pour les autres légendes qui vont suivre -, qu'il ne s'agit pas d'un récit mythique, d'un événement qui serait arrivé, une seule et unique fois, dans un passé lointain; bien au contraire, si l'on encroit le Physiologus, c'est là une technique de chasse éprouvée et efficace, sans doute régulièrement utilisée dans les lointaines contrées que hante l'animal farouche et solitaire.

A la fin du XIIIème siècle, la scène de la capture de la licorne était devenue classique au point que, lorsque l'animal apparaît à deux reprises dans un même manuscrit, c'est le même épisode qui est représenté à deux reprises, presque à l'identique, par l'enlumineur. Il est vrai que les deux textes, celui du Bestiaire d'amour de Richard de Fournival et celui de la Réponse de la dame, reposent sur les mêmes apologues. Cependant, pour d'autres animaux du bestiaire, on trouve des images moins similaires.
La licorne et la fontaine
Les bestiaires ne font aucune allusion au pouvoir qu'aurait la corne de licorne de neutraliser les poisons. Au XIIème siècle, l'abbesse Hildegarde de Bingen, dans son Liber Subtilitatum de Divinis Creaturis, préconisait contre la lèpre un onguent à base de foie de licorne et de jaune d'œuf, ainsi que le port d'une ceinture et de chaussures en cuir de licorne, mais elle ignorait tout des propriétés de sa corne<15>.
C'est un bestiaire grec tardif, datant sans doute du XIIIème siècle, qui, semble-t-il pour la première fois, rapporte la scène de la purification de l'eau. Après la description habituelle des caractéristiques de la licorne, le récit de sa capture par une jeune fille et l'interprétation allégorique de l'épisode, l'auteur mentionne un grand lac auprès duquel les animaux se rassemblent pour boire. «Mais avant qu'ilsne soient rassemblés, le serpent vient et lance son poison dans l'eau. Alors les animaux remarquent bien le poison et n'osent pas boire, et ils attendent la licorne. Elle vient et elle se dirige immédiatement vers le lac et, faisant avec sa corne le signe de la croix, elle rend le poison inoffensif. Et tous les autres animaux boivent alors<16>.»
Alors qu'il interprétait longuement le récit de la chasse, le texte ne donne aucune lecture morale ou allégorique de cet incident. De plus, contrairement à la tradition des bestiaires, ce récit se trouve à la fin du chapitre, après le commentaire symbolique de la description et de la capture de la licorne. Tout cela confirme qu'il s'agit là d'un ajout plus récent au corpus traditionnel concernant l'animal, peut-être à l'initiative même du rédacteur de ce bestiaire.
Il n'est pas surprenant que ce récit soit apparu dans le monde byzantin. L'auteur avait sans doute lu l'Histoire des animaux, écrite en langue grecque au troisième siècle de l'ère chrétienne par Élien de Préneste. Bien que ce dernier eût été citoyen romain, son texte n'a en effet été traduit en latin qu'au XVIème siècle, et restait donc ignoré de la plupart des rédacteurs de bestiaires occidentaux. Or en deux endroits de cet ouvrage, Élien faisait allusion à l'utilisation par les Indiens de la corne de l'«âne sauvage unicorne» et du «cheval unicorne» pour lutter contre le poison: «L'Inde produit des chevaux et des ânes à corne unique. De ces cornes, ils font des coupes pour boire, et si quelqu'un met un poison mortel dans la boisson, celui qui en boit ne souffrira aucun mal. Car il semble que la corne du cheval, comme celle de l'âne, soit un antidote contre le poison<17>.» C'est vraisemblablement l'identification de la licorne à l'âne des Indes d'Élien qui est à l'origine de la croyance aux vertus médicinales de la corne de licorne, et qui a donné naissance à la légende de la purification des eaux.
Ce thème, absent jusque-là de la littérature, comme de l'iconographie, est vite devenu populaire. C'est dans un manuscrit recopié dans le sud de la France à la fin du XIVème siècle, que nous le voyons pour la première fois en Occident. Le Livre des secrez de nature sur la vertu des oyseauls et des poissons pierres herbes et bestes est un bestiaire atypique, qui s'inspire moins du Physiologus que des Cyranides, un traité de magie d'origine hellénistique, que la Renaissance néoplatonicienne allait intégrer un temps au corpus hermétique. Le rédacteur du bestiaire affirme d'ailleurs que «le noble roi Alfonse d'Espagne<18> fit transporter [ce texte] de grec en latin». Cela nous ramène au plus tard au début du XIIIème siècle, mais il est impossible en l'absence du texte latin de savoir à quel moment précis le récit de la purification des eaux, absent des Cyranides, a été intégré à ce bestiaire méridional. «L'unicorne est une bête qui naît ès parties d'Inde, laquelle a corps de cheval et pieds d'éléphant et la tête comme le cerf et moult claire voix et enmi le front une corne de quatre pieds de long laquelle est aiguë et tranchante comme un espin. Et en celles parties et déserts où elle demeure a tant de vermine de serpents et de couleuvres que tous les lacs et lieux aqueux en sont trèstout pleins tant que les autres bêtes n'osent boire pour le très grand venin qui y est jusques à tant que l'unicorne y vient boire; car nature les enseigne que cette bête les doit garder de ce venin. Car cette bête unicorne a telle vertu que incontinent que de sa corne que a au milieu du front touche l'eau envenimée, tout le venin et vermine sautefors; et adonc elle boit et toutes les autres bêtes boivent après lui. Et sachez que la corne de cette bête a maintes nobles propriétés car elle vaut contre tout venin et contre toute enflure, donnant du vin ou de l'eau à boire là où la dite corne soit lavée ou de la poudre ou de la rasure d'elle. Et sachez que cette bête est de telle nature que nul ne la peut prendre sinon une belle pucelle laquelle on lui met en sa voie. Et la pucelle quand la voit venir lève le giron de sa robe et elle se vient endormir en son giron. Et adonc vient le veneur qui l'épie et la tue en son giron car autrement ne la peut-on avoir<19>.»
En 1389, le père Johann van Hesse, originaire d'Utrecht, revint d'un pèlerinage en TerreSainte. Dans sa relation de voyage, il écrivit: «Vers lechamp Helyon, dans la Terre Promise, coule la rivière Mara,dont Moïse désinfecta les eaux impures d'un coup de son bâton, afin que les enfants d'Israël puissent boire<20>. Aujourd'hui encore, les animaux maudits corrompent cette eau dès le coucher du soleil, et nul ne peut plus en boire. Maisà l'aurore, la licorne sort de la mer, plonge sa corne dans le flot et en retire le venin afin que les autres animaux puissent boire de cette eau pendant tout le jour. Ce que je décris ici, je l'ai vu de mes propres yeux<21>.» Nous avons même là le seul témoin oculaire de cette scène qui illustre magnifiquement, tout à la fois, la symbolique christique de la licorne et les propriétés médicinales de sa corne. On s'étonne seulement, mais cela renforce encore la magie de l'image, de voir la bête surgir de la mer.

La corne de cerf était aussi tenue, depuis l'antiquité, pour un contrepoison, et il est probable que cette croyance est en partie à l'origine de celle concernant la corne de licorne. Sur cette tapisserie flamande du XVIème siècle, le cerf accompagne la licorne mais c'est cette dernière qui trempe la pointe de sa corne dans l'eau. Au premier plan, un serpent s'enfuit.
La scène fut même parodiée, ce qui montre bien sa diffusion et sa popularité. Dans le Cinquième livre des faicts etdicts héroïques du bon Pantagruel, publié en1562, nous lisons en effet: «J'y vis trente deux unicornes...Une d'icelles je vis, accompagnée de divers animaux sauvages, avec sa corne émonder une fontaine. Là me dit Panurge que son courtaut ressemblait à cette unicorne, non en longueur du tout, mais en vertu et propriété. Car ainsi comme elle purifiait l'eau des mares et fontaines d'ordure ou venin aucun qui y était, et ces animaux divers, en sûreté, venaient boire après elle, ainsi sûrement on pouvait après lui farfouiller sans danger de chancre, vérole, pisse-chaude, poulains grenés et tels autres menus suffrages, car si aucun mal était au trou méphitique, il émondait tout avec sa corne nerveuse. - Quand, dit frère Jean, vous serez marié, nous ferons l'essai sur votre femme<22>.»

Sur cette miniature du Livre des simples médecines de M. Platearius, datant de la fin du XVème siècle, les deux légendes s'interpénètrent. La licorne repose dans le giron de la jeune vierge, et trempe sa corne dans les eaux pour les purifier. Cette confusion entre les deux scènes traditionnelles où apparaît la licorne est exceptionnelle et d'autant plus remarquable que, parmi les nombreuses médecines présentées dans cet ouvrage, ne figure nulle part la corne de licorne.
Chaque homme tue l'être qu'il aime
Outre son absence dans les bestiaires plus anciens, il est une autre raison de penser que la scène de la licorne purifiant les eaux est plus récente que celle de sa capture par une vierge traîtresse. Au vu du récit traditionnel de la chasse à la licorne, dans lequel une jeune fille attire l'animal dans la forêt, pour que les chasseurs puissent le tuer, ou dans des versions plus douces le capturer, puis de l'interprétation symbolique qu'en font lesr édacteurs du bestiaire, le lecteur moderne est pris d'un certain malaise<23>. Lisons, par exemple l'analyse qu'en fait, dans son Bestiaire, Guillaume le Clerc de Normandie:
«Cette bête extraordinaire, qui possède une corne sur la tête, représente Notre Seigneur Jésus-Christ, notre sauveur. Il est la licorne céleste qui est venue se loger dans le sein de la Vierge, qui est d'une si grande bonté. En elle, ilr evêtit forme d'homme, et c'est ainsi qu'il se montra aux yeux du monde. Son peuple ne le reconnut pas; tout au contraire les Juifs l'épièrent, jusqu'au moment où ils s'emparèrent de lui et le lièrent. Ils le conduisirent devant Ponce Pilate, et là, ils le condamnèrent à mort<24>.»

Les miniatures des bestiaires se contentent habituellement d'évoquer l'histoire constituant la «nature» de chaque animal. Ce manuscrit du Bestiaire divin de Guillaume le Clerc fait exception, puisque y sont également figurées, à côté des scènes faisant intervenir les différents animaux, les principales lectures qu'en donne le texte. On voit donc ici, à gauche, une licorne à silhouette d'ours capturée par un chasseur qui n'a pas l'air bien méchant. Au centre de la miniature est figurée l'Incarnation, et à droite la Passion, ou plus précisément les juifs menant le Christ devant Pilate.
Le commentaire est surprenant, puisque la scène représente successivement l'Incarnation et la Passion. Quant au rôle de la Vierge Marie, il est pour le moins ambigu lorsqu'elle semble livrer elle-même son fils aux juifs «déicides», figurés par les chasseurs, dans un récit qui concorde mal avec les Évangiles. Pour pouvoir traiter ici l'un des thèmes qui furent à l'origine de l'antisémitisme occidental, Guillaume le Clerc doit donc violenter les textes sacrés. Tout cela est bien biscornu, un comble en matière de licorne, et l'allégorie semble inadéquate, comme si elle avait été appliquée, brutalement et artificiellement, sur un récit préexistant, qui ne s'y prêtait guère. On peut penser que, si le Physiologus fut rédigé vers le IIème siècle, peut-être à Alexandrie, la légende de la licorne vient d'un Orient plus ancien ou plus lointain, et sans doute moins chrétien.
Certains copistes du Moyen-Âge ont pu, comme nous, être choqués de voir Marie dans le rôle de Dalila<25>; quelques bestiaires omettent, en effet, la lecture allégorique de la chasse à la licorne, qui figurait pourtant dans le Physiologus original, alors même qu'ils interprètent symboliquement l'aspect de la licorne, sa force et sa petite taille26. Le rédacteur d'un bestiaire toscan, daté de 1468, imagina même une autre interprétation de la scène de la capture de la licorne, qui présentait en outre l'avantage d'expliquer également la force de l'animal: «La licorne, une des plus cruelles bêtes qui soient, a entre les yeux une corne terriblement acérée à laquelle aucune armure ne peut résister. A cause de sa férocité, cet animal ne peut être capturé que par ruse. Une pure vierge l'approche et, attiré par l'odeur de la virginité, il se couche à ses pieds et est tué par le chasseur... La licorne symbolise les hommes violents et cruels auxquels rien ne peut résister, mais qui peuvent être vaincus et convertis par le pouvoir de Dieu... Ce fut ce qui arriva a Saul, et depuis à de nombreux autres<27>». Cette lecture, qui néglige la mort de l'animal, est cependant restée très marginale.

Sur les chapiteaux des piliers de l'église Saint-Pierre de Caen, datant du XIIème ou XIIIème siècle, la capture de la licorne apparaît dans une série de scènes illustrant la duplicité féminine. L'allusion à cet épisode dans un tel contexte resta cependant exceptionnelle, ne serait-ce que parce que la jeune vierge était de plus en plus souvent considérée comme figurant Marie.
De même, alors que quelques bestiaires indiquent que la jeune fille séduisant la licorne doit sinon être nue, du moins découvrir son sein<28>, elle est cependant très régulièrement représentée vêtue d'une robe riche et élégante, comme il convient à une figure de la Vierge Marie et, plus tard, à un symbole de chasteté. Dans la très riche iconographie de cette scène, nous n'avons trouvé que deux vierges nues, sur un bestiaire anglais du XIIème siècle et sur une copie du XIVème siècle du Bestiaire divin de Guillaume leClerc.


La licorne, endormie dans le giron d'une vierge nue, est tuée par un chasseur. Sur la première miniature, le contraste entre les personnages est renforcé par la cotte de mailles du guerrier.
Le premier bestiaire en langue française, rédigé en Angleterre par le clerc Philippe de Thaon dans le premier tiers du XIIème siècle, faisait déjà de la capture de la licorne l'interprétation chrétienne qui allait devenir traditionnelle. Pourtant, il donnait non seulement de la jeune vierge, mais aussi de la licorne, des images assez maladroites pour des représentations de Marie et du Christ.
«Quant om le volt chacier
Et prendre e engignier,
Si vient [en la] forest
U sit repaires est,
La met une pulcele
Hors del sein sa mamele:
Et par l'odurement
Monosceros la sent,
Dunc vient à la pulcele
Si baise sa mamele,
En sun devant se dort
Issi vient à sa mort:
Li om survient atant
Ki l'ocit en dormant
U trestut vif le prent...<29>»
Notons au passage que, tout comme il y avait une odeur de sainteté, il y avait donc une odeur de chasteté, qui attirait irrésistiblement ce «monosceros». Ce n'était pas alors, comme ce le deviendrait plus tard, une explication de la singulière technique employée pour chasser la licorne; les merveilles dela Création n'avaient nul besoin d'être expliquées, et cette odeur n'était qu'une merveille de plus. Dans un poème de Guido Cavalcanti, à la fin du XIIIème siècle, il est une dame de Florence dont la vertu est si grande «que le sentent toutes les licornes de l'Inde<30>».
On devine pourtant déjà, à cette attirance pour les jeunes vierges, une certaine lascivité du comportement de l'animal. Remarquons de plus que, si la licorne baise la mamelle de la pucelle, ce n'est certainement pas pour en tirer du lait, le sein d'une vierge n'étant guère nourrissant. Enfin les deux derniers vers montrent une hésitation, qui perdura longtemps, quant au sort, tué ou pris, de l'animal.
La Summa de Exemplis du dominicain italien Giovanni di San Geminiano (?-1364) est une vaste encyclopédie, dont le cinquième livre traite des animaux. Ce texte parfois original peut avoir été rédigé d'après un Physiologus grec et non d'après d'autres bestiaires médiévaux. On y découvre un récit légèrement différent de la chasse à la licorne, mais ces spécificités elles mêmes nous apprennent beaucoup sur les sous entendus de l'histoire: «les chasseurs qui veulent capturer cet animal ligotent une jeune vierge nue à un arbre, près de l'endroit ou il doit passer. En passant, il sent l'odeur de la virginité et change du tout au tout. Il bandonne sa férocité dans le giron de la jeune vierge, devenant doux comme un agneau, et on peut le ligoter et le capturer sans peine<31>».
Plus rare, l'allégorie courtoise semble donc bien plus adaptée que la laborieuse interprétation chrétienne, comme le montre le bestiaire d'amour de Richard de Fournival (vers 1200-vers 1250): «C'est exactement de cette manière qu'Amour s'est vengé de moi... [Il] plaça sur mon chemin une jeune fille à la douceur de laquelle je me suis endormi, et qui m'a fait mourir d'une mort telle qu'il appartient à Amour, à savoir le désespoir sans espérance de merci<32>.»

Coffret d'ivoire sculpté du XIVème siècle, d'origine française, aujourd'hui exposé au British Museum. Toutes les scènes représentées sur les côtés et le couvercle de cette boite font référence aux thèmes de l'amour courtois. Des dames assistent à un tournoi, le château de l'amour est défendu par des amours ailés et des jeunes filles armées de roses. Enfin, sur le côté montré ici, on voit une licorne reposant sa tête dans le giron d'une jeune fille tenant un miroir, tandis que le chasseur - l'amour -, les yeux fixés sur la dame, transperce l'animal de sa lance. A gauche, Tristan et Iseult conversent; caché dans l'arbre, le roi Marc observe la scène, et son visage se reflète dans l'eau de la fontaine.
L'ambiguïté du rôle de la vierge apparaît aussi dans la belle chanson de Thibaut de Champagne (1201-1253), Roi de Navarre:
«Ainsi comme unicorne suis
Qui s'ébahit en regardant
Quand la pucelle va mirant,
Tant est lié de son ami;
Pâmée chiet en son giron,
Lors l'occit-on en trahison,
Et moi ont fait de tel semblant,
Amour et ma dame, pour voir,
Mon cœur n'en puis pointravoir...<33>»

Sur cet émail français du XIVème siècle, la scène de la capture de la licorne est devenue totalement profane. La dame contemple son visage dans un miroir. Le chasseur est perché sur un arbre, ce qui nous rappelle qu'il représente ici l'amour, la licorne étant l'amant.<XX>
La dame n'apparaît pas sur cette scène, mais la face et le dessus du coffret dont nous voyons ici le dos présentent la dame offrant un anneau à son amant et l'amant enchainé par sa dame. Ici encore, la capture de la licorne est clairement une allégorie de l'amour.
<XXI>
Au XVème siècle, le thème des hommes et des femmes sauvages envahit l'iconographie<34>. Ces sylvains sont familiers des bêtes sauvages, parmi lesquelles la licorne. Ils peuvent personnifier la violence des instincts et des passions humaines, et les sauvages sont alors représentés chevauchant la licorne. Ils peuvent aussi mener une calme vie pastorale, comme dans un monde d'avant la chute. Dans la gravure du Maître des cartes à jouer, comme dans la tapisserie alsacienne de la «jeune fille bleue», la scène classique de la vierge et de la licorne est sécularisée par sa transposition dans cet univers arcadien.
<XXIII>
Annonciation à la licorne. L'Ange Gabriel est un veneur sonnant de la trompe. Les lévriers se nomment ici Castitas, Veritas etHumilitas, mais leurs noms peuvent varier. Gravure anonyme, vers 1450.
Le symbolisme de l'agneau pascalc onvenait bien mieux aux représentations de la Passion. L'iconographie chrétienne de la Renaissance a donc modifié la scène de la chasse à la licorne, pourlui faire signifier l'Annonciation. Vers le milieu du XVème siècle, les chasseurs disparaissent, remplacés par un veneur ailé poussant devant lui ses chiens. En même temps, la licorne perd sa silhouette de chevreau, qui rappelait l'agneau pascal, pour ressembler de plus en plus à un cheval qui n'a rien de sacrificiel. La vierge ne représente plus Marie; elle est, dans une scène désormais purement symbolique, la Vierge Marie. Le veneur est l'ange Gabriel, les chiens sont les vertus chrétiennes<35>. L'ensemble est une allégorie de l'Annonciation, la licorne dardant sa corne dans le sein de la Vierge comme pour la pénétrer. La douceur sereine et un peu triste que peintres et liciers ont mis sur la face de la licorne ne suffit cependant pas à rendre convaincante une chasse qui oublie que la proie est aussi victime, destinée à être prise ou tuée.

Dans ce diptyque de la fin du XVème siècle, attribué à l'entourage de Martin Schöngauer (1450-1491), les chiens se nomment Misericordia, Justitia, Pax etVeritas. Outre la licorne, on reconnaît dans cette scène toute une série d'attributs mariaux: la toison d'or, les pommes d'or, la pure fontaine du Paradis..., indiqués par des phylactères. Dieu le père observe la scène depuis le buisson ardent, mais le tableau est judicieusement cadré de manière que le peintre n'ait pas à représenter son visage. Maître autel de l'église des dominicains de Colmar.<XXV>
Reliure de cuir gravé du XVème siècle. Les Annonciations à la licorne sont fréquemment représentées à l'intérieur des murs du Jardin clos, qui est à la fois une évocation du jardin d'Éden et une image de Marie elle-même.
Des traces de l'ancienne tradition iconographique des Passions à la licorne resurgissent parfois, lorsque le chasseur transperce encore de sa lance le flanc de la licorne. L'on ne sait alors plus bien si la blanche bête est le Christ ou l'Esprit, et la scène, déjà assez sordide, semble se compliquer d'inceste.

Cette tapisserie rhénane, en laine, soie et argent, tissée vers 1480, figure l'Annonciation, mais l'allégorie s'y complique au point de devenir difficilement intelligible. Comme dans les miniatures médiévales, la licorne christique a le flanc percé par une lance. Le chasseur n'est autre qu'Adam, et Eve, accroupie aux pieds de l'animal, recueille son sang dans une coupe.<XXVII>
Il est difficile de voir une allégorie de l'Annonciation dans une image d'où la Vierge est absente. Le peintre qui dessina les cartons des tapisseries de La Chasse à la licorne connaissait cependant la signification habituelle de ces scènes, et s'est peut-être inspiré d'un modèle d'Annonciation. En effet, le chasseur qui sonne du cor à gauche de la scène, comme pour annoncer une nouvelle, est très probablement l'ange Gabriel. Sur le fourreau de son épée, on peut lire Ave Regina C[œlorum].
Chez les peintres italiens de la Renaissance, la référence chrétienne se fait discrète. Chasseurs et chiens ont quitté la scène, laissant la jeune fille seule avec une licorne qui est plus compagne que victime. Ce ne sont plus des chasses, des captures, des Annonciations ni des Passions, mais de simples tableaux intimistes, qui ne font plus directement référence à la légende de la capture de la licorne par une vierge. De son passé marial, la bête à la robe de neige conserve cependant une forte valeur emblématique. Elle représente alors la pureté, la chasteté, la force aussi, des belles dames qu'elle accompagne.

Giorgione (1478-1511), Allégorie de la chasteté<36>.<XXIX>
En 1515, sur la reliure de ce riche manuscrit de la Grandeur et excellence de la vertu, la licorne est encore endormie sur les genoux d'une jeune femme. L'animal porte toujours des valeurs nobles; il reste associé à la vierge, mais la genèse de ce couple est bien oubliée puisque la scène symbolise ici... l'espérance
Il en va de même chez les médailleurs italiens des XVème et XVIème siècles, comme Pisanello, qui utilisèrent souvent la licorne aux revers de médailles pour signifier un trait de caractère de la dame dont ils exécutaient le portrait<37>. Pour évoquer les qualités de Covella Marzane, Sperandio de
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 113 autres membres