Tout savoir sur le symbolisme de la Licorne - deuxième partie
Il en va de même chez les médailleurs italiens des XVème et XVIème siècles, comme Pisanello, qui utilisèrent souvent la licorne aux revers de médailles pour signifier un trait de caractère de la dame dont ils exécutaient le portrait<37>. Pour évoquer les qualités de Covella Marzane, Sperandio de Mantoue a coulé sur une médaille son portrait parmi des animaux symboliques. Elle apparaît de face, sur un trône mi-partie licorne, mi-partie chien; un serpent enroulé autour de son bras gauche semble lui parler à l'oreille. Chasteté, Fidélité, Prudence, sont les vertus de Covella, et, comme l'indique la légende qui entoure le portrait, Sic itur ad astra, C'est ainsi que l'on parvient au ciel<38>.
C'est aussi à son long passé d'intimité avec les jeunes filles, et non à la constellation de la licorne qui ne reçut ce nom qu'au XVIIème siècle, que notre fier animal doit sa présence, purement iconographique, dans quelques traités d'astrologie.

La vierge, sixième signe astrologique, gravure de l'édition de 1587 du Livre d'Arcandam, qui traite des prédictions d'astrologie, d'Antoine Mizauld.<XXXI>
Le signe de la vierge, gravure du Passetemps de la fortune des déz, 1637.
Le récit de la purification des eaux, même si la licorne ne fait pas toujours le signe de croix avec sa corne avant de la tremper dans les fontaines infectées, ne présente en revanche aucune ambiguïté. L'interprétation chrétienne en est si évidente - le serpent qui empoisonne l'eau est le diable semant le péché dans le monde, la licorne est le Christ rédempteur - qu'elle n'est le plus souvent même pas explicitée. En outre, l'épisode semble également fait tout exprès pour illustrer les propriétés médicinales attribuées, elles aussi depuis la fin du Moyen-Âge, à la corne de la blanche bête.
La structure de ces deux apologues conduit donc à penser que la scène de la purification des eaux est d'apparition récente, tandis que celle de la capture de la licorne remonte peut-être à un passé très ancien<39>.

Gravure d'un livre d'heures imprimé à Lyon en 1499. La licorne trempe sa corne dans l'eau, et les autres bêtes s'apprêtent à boire. Dans le fond, on distingue un serpent qui s'enfuit le long du fleuve, peut-être vers le château représenté en arrière plan, sur une colline: le monde du péché est celui des hommes, non celui des animaux<40>.<XXXIII>
La faune merveilleuse de l'Orient. Miniature de Robinet Testard sur un manuscrit, datant de la fin XVème siècle, du Secret de l'histoire naturelle contenant les merveilles et choses mémorables du monde. Le texte parle des licornes vivant en Inde, mais ne fait aucune allusion à la scène de la purification des eaux, pourtant clairement représentée ici. L'eau empoisonnée, grise en amont de la licorne, est purifiée et reprend sa belle teinte bleue en aval. Outre la licorne, on reconnaît de nombreux animaux exotiques, imaginaires (manticore, dragon...) ou réels (crocodile, lion, grues...).
Sur quelques miniatures du XVème siècle, on voit déjà la licorne trempant sa corne dans un fleuve empoisonné, alors mêmeq ue le texte ainsi illustré, plus ancien, ignore encore cette légende. Sur les gravures et peintures de la Renaissance, la bête est très souvent représentée purifiant les eaux d'une rivière, d'un lac ou d'une fontaine. Rendue vraisemblable, ou du moins symboliquement légitime, par la généralisation de l'usage médical de la corne de licorne, cette scène devint, dans l'art des XVIème et XVIIème siècles, aussi fréquente que celle de la capture de l'animal par une vierge.

La licorne à la fontaine. Tapisserie de la série dite de La Chasse à la licorne. Imprudent, le faisan a déjà commencé à boire.
Dans la série de tapisseries de La Chasse à la licorne, datant des dernières années du XVème siècle et aujourd'hui conservée au musée des Cloisters, à New York, les chasseurs surprennent la licorne au pied d'une fontaine, purifiant l'eau afin que les autres animaux puissent boire. Dans une autre tenture, incomplète, de la même série, il semble qu'ait été représentée une jeune fille apprivoisant, ou du moins attirant, la licorne. On trouve encore les deux mêmes scènes dans une célèbre série de gravures de Jean Duvet, «le maître à la licorne», datée de 1562<41>. Lorsque, dans les emblèmes et hiéroglyphes de la Renaissance, le symbolisme tourne au délire labyrinthique, la licorne réapparaît fréquemment, tantôt assoupie dans le giron d'une vierge accueillante, tantôt accroupie au bord d'une rivière.

Deuxième et quatrième gravures de la série de Jean Duvet (1485-vers 1560), La Chasse à la licorne. Les six scènes représentées sont:1: Un chasseur apporte les fumées à Henri II et Diane de Poitiers pour qu'ils jugent de la taille de l'animal.
2: La licorne trempe sa corne dans la rivière tandis que les autres animaux, prudents, attendent pour boire.
3: La licorne éventre un chasseur
4: La licorne, charmée par une jeune fille, est solidement attachée par les chasseurs
5: La licorne, montée par un amour, est transportée par un char
6: Le triomphe de la licorne
Trois scènes classiques de l'iconographie de la licorne apparaissent ici: la purification des eaux, la capture de l'animal, le triomphe. Elles se succèdent mais ne se mêlent pas, et la cohérence de l'ensemble n'est guère convaincante.
La licorne tombe de haut
Outre la capture de la licorne et la purification des eaux, le chasseur de licorne observe aussi, moins fréquemment, quelques autres scènes.
«On dit à son sujet qu'elle est redoutable et invincible, ayant toute sa force dans la corne; chaque fois qu'elle se croit poursuivie par plusieurs chasseurs et sur le point d'être prise, elle bondit sur un roc escarpé et se lance d'en haut; pendant sa chute elle se retourne; sa corne amortit le choc et elle reste indemne<42>», avait écrit au VIème siècle de notre ère le marchand moyen-oriental Cosmas Indicopleustès dans sa Topographie chrétienne. N'étant pas repris par les bestiaires, ce récit resta à peu près oublié jusqu'au XVIIème siècle, où il réapparut à l'occasion dans les dissertations érudites sur notre animal. En 1703, François Le Large écrivait d'une licorne à laquelle il ne croyait guère: «il y en a qui disent qu'elle est amphibie, que sa corne est mobile, que sa force est dans sa corne, et qu'étant poursuivie par des chasseurs, elle se précipite du haut des rochers et tombe sur sa corne sans se faire de mal. L'inventeur de cette fable devait bien nous dire comment fait cet animal pour se relever, ayant sa corne enfoncée dans la terre.<43>»
Le dit de l'unicorne et du serpent
L'histoire de Barlaam et Josaphat, dont on connaît de nombreuses versions dans l'Occident médiéval, remonte vraisemblablement à une source byzantine du VIème siècle, et peut-être au-delà, à certains récits, assez similaires, de la vie de Bouddha. L'une des paraboles contées à Josaphat par Barlaam pour le préparer au baptême met en scène une féroce licorne, peut-être à l'origine un rhinocéros, poursuivant le héros. Une version rimée de cette légende se trouve, sous le nom de Dit de l'unicorne ou Dit de l'unicorne et du serpent, dans quelques recueils hagiographiques des XIIIème et XIVème siècles<44>, on la retrouve également dans des textes plus encyclopédiques comme le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais (vers 1250)<45>.

L'homme goûtant au miel trompeur des plaisirs du monde, lettrine historiée du Dit de l'unicorne et du serpent.
En voici une autre variante, celle qu'écrivit l'évêque de Gènes Jacques de Voragine, au XIIIème siècle, dans la Légende dorée: «Il y avait un homme, nommé Barlaam, qui vivait dans le désert près de Senaah et prêchait souvent contre les plaisirs illusoires du monde. Ceux, disaient-ils, qui convoitent les délectations corporelles et qui laissent mourir leur âme de faim ressemblent à un homme qui s'enfuirait au plus vite devant une licorne qui va le dévorer, et qui tombe dans un abîme profond. Or, en tombant, il a saisi avec les mains un arbrisseau et il a posé les pieds sur un endroit glissant et friable; il voit deux rats, l'un blanc et l'autre noir, occupés à ronger sans cesse la racine de l'arbuste qu'il a saisi, et bientôt ils l'aurontc oupée. Au fond du gouffre, il aperçoit un dragon terrible vomissant des flammes et ouvrant la gueule pour le dévorer; sur la place où il a mis les pieds, il distingue quatre aspics qui montrent la tête. Mais en levant les yeux, il voit un peu de miel qui coule des branches de cet arbuste; alors il oublie le danger auquel il se trouve exposé, et se livre tout entier au plaisir de goûter un peu de ce miel. La licorne est la figure de la mort, qui poursuit l'homme sans cesse et qui aspire à le prendre; l'abîme c'est le monde avec tous ses maux. L'arbuste, c'est la vie de chacun, qui est rongée sans cesse par toutes les heures du jour et de la nuit, comme par un rat blanc et un rat noir, et qui va être coupée. La place où sont les quatre aspics, c'est le corps composé de quatre éléments, dont les désordres amènent la dissolution de ce corps. Le dragon terrible est la gueule de l'enfer, qui convoite de dévorer tous les hommes. Le miel du rameau, c'est le plaisir trompeur du monde, par lequel l'homme se laisse séduire, et qui lui cache absolument le péril qui l'environne<46>.»

Barlaam enseignant Josaphat. Gravure sur bois de la fin du XVème siècle illustrant une version allemande en prose de la légende. La gueule du dragon s'ouvre sur les feux de l'enfer, la licorne menace d'y jeter l'homme trop avide.
Contrairement aux récits précédents, chasse à la licorne, purification des eaux, combat du lion et de la licorne, cette parabole ne prétend nullement décrire une scène réelle et habituelle, et nous ne nous y attarderons donc guère. Contentons-nous de remarquer que la licorne n'a pas ici le beau rôle.

Gravure sur cuivre de Boetius Adam Bolswerth (vers 1580-1634) représentant la parabole de Barlaam. Pour rendre menaçante la traditionnelle licorne chevaline, le graveur a dû lui faire violemment rejeter l'air par les naseaux.
Le lion et la licorne
Nous avons vu les bestiaires citer les psaumes ou le livre de Job au sujet de la licorne, et il convient donc de préciser comment l'animal est entré dans les Saintes Écritures. Le responsable est la Bible grecque dite des Septante, traduction de l'Ancien Testament réaliséeà Alexandrie au troisième ou deuxième siècle avant Jésus-Christ, et destinée aux juifs hellénisés. Les traducteurs butèrent sans doutesur le mot hébreu Reem, ou Remim, dans lequel on voit aujourd'hui soit un buffle, soit un cerf, soit l'espèce éteinte bos primigenius, qui a vécu au Moyen-Orient. Les Septante traduisirent Reem par monoceros, terme qui voulait peut-être désigner un rhinocéros, dont le nom n'apparaît nulle part dans le texte biblique. Or c'est à partir de cette Bible en grec, et non du texte hébreu, que fut rédigé à lafin du IVème siècle le texte latin de saint Jérôme, connu sous le nom de Vulgate, qui allait devenir la version officielle de l'église romaine et être diffusé dans toute l'Europe. Les rédacteurs de la Vulgate semblent avoir hésité face au monoceros des Septante, qu'ils traduisirent tantôt par rhinoceros, tantôt, notamment dans Job, Isaïe et les Psaumes, par unicornis. Il était néanmoins évident pour eux que l'animal décrit devait être unicorne<47>. Le plus connu des passages bibliques mettant en scène la licorne était le psaume 22<48>,«sauve moi de la gueule du lion et des cornes (sic) de la licorne<49>». La tradition associa donc ces animaux, tous deux puissants, sauvages et exotiques. Ils figurent ainsi parfois, côte à côte ou affrontés, dans l'iconographie de la fin du Moyen-Âge, notamment dans les manuscrits juifs. Bien que le texte du psaume ne fasse pas mention d'un combat, l'affrontement des deux bêtes les mettait en situation, et était un moyen de représenter leur force et leur agressivité.

Le combat du lion et de la licorne, enluminure d'un livre d'heures anglo-français du XIIIème siècle. On remarque que l'image du lion n'est guère plus exacte que celle de son adversaire.
La connaissance médiévale faisait beaucoup de cas des «amis» et «ennemis naturels», supports inépuisables de métaphores moralisantes. La licorne, dont la seule amie, très rarement citée, semble avoir été la colombe, a longtemps eu pour ennemi naturel l'éléphant, à la suite d'une confusion avec le rhinocéros, dont nous avons rendu responsable Isidore de Séville. A la fin du Moyen-Âge, elle vit donc soudain se dresser devant elle un nouvel adversaire, le redoutable lion, avec lequel elle n'entretenait, dans la tradition des bestiaires, pas de lien particulier. L'origine de ce récit était déjà bien connue des savants de la Renaissance, puisque Conrad Gesner (1516-1565) l'attribuait au «roi d'Éthiopie, dans une lettre en hébreu au pontife de Rome<50>»; on reconnaît là la fameuse «lettre du Prêtre Jean», célèbre faux rédigé àla fin du XIIème siècle, sans cesse recopié, puis imprimé, jusqu'au début du XVIème. Dans l'une des innombrables versions de ce texte, nous lisons: «Le lyon les occit moult subtillement, car quant la licorne est lassée, elle se mect de costé ung arbre, et lion va entour et la licorne le cuyde fraper de sa corne et elle frappe l'arbre de sy grant vertus, que puys ne la peut oster, adonc le lyon la tue<51>.» De fait, ce récit ne figure ni dans les textes médiévaux inspirés du Physiologus, ni dans le Roman d'Alexandre, dont beaucoup de merveilles se etrouvent pourtant dans la lettre du Prêtre Jean. Cettel égende ne semble pas avoir été connue en Occident avant que le pape ne reçoive la missive du mystérieux prêtre-roi; si la lettre était authentique, nous y verrions volontiers une légende éthiopienne. Mais il s'agit d'un faux, rédigé selon certains dans le monde byzantin, selon d'autres dans les royaumes francs d'Orient, selon d'autres encore par des juifs de Provence<52>. Sans doute l'image du combat entre les deux animaux a-t-elle été suggérée à l'auteur de la lettre par le psaume 22, ce qui tendrait à renforcer cette dernière hypothèse.

Sur ce cor d'ivoire, sculpté à la fin du XIème ou au début du XIIème siècle, un lion fait face à une licorne trapue, qui, de la pointe de sa corne, touche le feuillage d'un arbre. On peut voir ici la scène du combat entre le lion et la licorne, ce qui signifierait que ce récit est antérieur à la «lettre du Prêtre Jean». Cette interprétation, qui ferait de cet olifant la seule représentation médiévale connue de la licorne plantant sa corne dans un arbre en affrontant le lion, reste cependant très hasardeuse.
La licorne, qui, il est vrai, se fait rarement remarquer par sa modestie, apparaît ici terriblement suffisante. Le récit n'a la sanction ni de l'Écriture Sainte, ni des autorités grecques ou latines, ni même du Physiologus. Il eût pu se prêter à une condamnation de la présomption, mais n'a pourtant jamais servi de support à une quelconque allégorie, chrétienne ou simplement morale<53>.Pour toutes ces raisons, et malgré la fantastique diffusion de la lettre du Prêtre Jean, il n'a pas connu la popularité des légendes précédentes. Les auteurs de la Renaissance qui traitèrent de la licorne citent rapidement cet épisode, sans en faire autant de cas que de la chasse à la licorne ou de la purification des eaux, en retenant surtout que «son plus grand ennemi et plus contraire qu'elle ait est le lion<54>». Les artistes continuèrent à représenter occasionnellement le combat entre la licorne et le lion, mais pas dans la scène de l'arbre<55>. Peu apprécié des érudits, presque ignoré des artistes, ce conte s'intégra néanmoins au corpus légendaire traditionnel sur l'animal.

Le Combat du lion et de la licorne, tapisserie flamande du XVIème siècle, aujourd'hui dans la chapelle du palais Borromée, sur une île du lac Majeur. Là encore, la licorne semble victorieuse, mais sur la tapisserie suivante, deux autres lions se joignent au premier et la bête solitaire succombe. L'emblème de la famille Borromée était une licorne faisant fuir une vipère, cette dernière figurant sur le blason de la famille rivale des Visconti.
Shakespeare, qui semble sceptique, fait ainsi dire à Decius, pour montrer la naïveté de César:
«...Il aime entendre
Que les licornes se laissent abuser par les arbres,
Les ours par les miroirs, les éléphants par les trous,
Les lions par les rets, les hommes par les flatteurs.
Mais lorsque je lui dis qu'il hait les flatteurs,
Il m'approuve, et il est flatté.
Laissez moi faire!<56>»
Ce récit apparaît à au moins deux reprises dans la poésie anglaise du XVIème siècle<57>. Chez George Chapman, l'homme avide de s'emparer de la précieuse corne a pris la place du lion. C'est sous cette nouvelle forme que, sans doute à une date plus récente, l'histoire passa dans le folklore germanique.

Chromolithographie de C. Offterdinger, provenant d'une édition allemande des contes de Grimm.
On la retrouve, presque à l'identique, dans un conte des frères Grimm, Le Vaillantpetit Tailleur, version populaire des travaux d'Hercule<58>. A cette unique exception près, d'ailleurs assez récente, la licorne, d'origine orientale et classique, est restée presque absente des traditions populaires européennes.
La dame à la licorne et le chevalier au lion
Le Roman de la dame à la licorne et du chevalier au lion est un texte courtois peu connu, dont il ne subsiste qu'un unique manuscrit, conservé à la Bibliothèque nationale. Il conte l'histoire d'une princesse qui était si belle et chaste que le Dieu d'amour lui fit présent d'une licorne, et qu'elle fut désormais appelée «la blanche dame qui la licorne garde». Elle épousa un seigneur de haut lignage, mais devint la dame de cœur du «biau chevalier». En l'honneur de sa dame, le chevalier partit à l'aventure dans le vaste monde, captura et apprivoisa un lion. La Dame reçut un jour la fausse nouvelle de sa mort, et défaillit. Un mauvais seigneur du voisinage en profita pour l'enlever. Croyant à sa mort, le chevalier au lion fut frappé de folie, avant de reprendre ses esprits et de partir, avec la bénédiction de l'époux de sa dame, à l'assaut du château du ravisseur. Il libéra sa bien aimée et ils quittèrent tous deux le château maudit, la dame montée sur la licorne, le chevalier sur son lion<59>.
Le psaume 22 est bien oublié. Comme il l'a fait avec la scène de la chasse à la licorne, le monde de l'amour courtois a donné un sens nouveau au couple du lion et de la licorne. Celui-ci est évident: on n'imagine ni un chevalier à la licorne, ni une dame au lion.
Par son pelage, beige sur les tapisseries mais d'un or éclatant dans nombre de blasons, par sa crinière flamboyante, le lion est un animal solaire. C'est de plus, avec le cerf, l'un des rares animaux héraldiques dont la silhouette suffise à indiquer le sexe, masculin. Sur un écu, il signifiait avant tout le courage et la force.
La robe de la licorne est d'une blancheur lunaire, et l'on sait que, pour d'évidentes raisons physiologiques, la lune fut de tous temps associée à la féminité. En outre, la blanche bête était l'amie des jeunes vierges, et nous avons vu qu'elle signifiait la pureté, la chasteté.
Le lion et la licorne sont devenus ici des symboles masculins et féminins - solaires et lunaires disent les textes ésotériques, ce qui est une manière un peu plus prétentieuse d'exprimer la même idée.

La Dame à la licorne. L'Odorat. Peu avant 1500
On ignore à quelle occasion furent commandées, vers la fin du XVème siècle, les tentures de La Dame à la licorne, qui portent les armes de la famille lyonnaise des Le Viste. De telles œuvres d'art étaient souvent des cadeaux de mariage, et cela pourrait alors expliquer la présence du lion et de la licorne, des deux époux donc, sur chacune des six tapisseries. Certes, cette symbolique ne semble pas avoir été extrêmement répandue, et il est aussi possible que les deux animaux ne figurent ici que pour leur fierté héraldique<60>, comme dans les armes du Royaume Uni.
Ce sont en effet des contingences historiques qui ont fait du lion et de la licorne les supports du blason britannique. Les armes anglaises étaient traditionnellement soutenues par un lion et un second animal, différent à chaque règne. Le blason écossais, quant à lui, était supporté par deux licornes. C'est donc tout naturellement que, lors de l'union entre les deux royaumes en 1603, le lion et la licorne vinrent encadrer l'écu du Royaume Uni<61>, et il ne faut voir dans ce couple aucune signification symbolique<62>.
Les démons et la licorne
«Il est difficile d'écrire un paradis quand tout semble vous pousser à écrire une apocalypse», remarque Ezra Pound. La nature lui devenant étrangère, l'homme a créé des monstres à son image; du serpent, il a fait le dragon cracheur de feu, avide d'or et de jeunes vierges; du loup, il a fait le garou; de l'aigle et du vautour, la harpie. La blanche et légère licorne, plus charmante encore que le déjà séduisant cheval, semble faire exception. Christique et marial, son symbolisme habituel est très positif. L'animal, qui apparaît dans les scènes de capture comme une victime presque consentante, n'est que rarement associé au mal, au démon, au vice ou simplement à la violence, même si les bestiaires ne manquent pas de rappeler sa force. Ainsi, alors même qu'Isidore de Séville contait sont combat contre l'éléphant, et que la lettre du Prêtre Jean relatait son affrontement avec le sauvage lion, les miniatures présentant la licorne affrontée à d'autres animaux sauvages sont relativement rares<63>.

Des merveilleuses bêtes qu'Alexandre détruisit, miniature d'un manuscrit français du Roman d'Alexandre, copié vers 1460. L'armée du roi de Macédoine, équipée d'armures du XVème siècle, combat contre les cynocéphales, les dragons à deux têtes, et «des bêtes sauvages qui avaient cornes au front, armées et acérées, dont ils perforaient légèrement les écus des gens d'armes». Comme souvent, ces féroces bêtes sont représentées unicornes, avec la silhouette de cheval et la corne noire du monocéros de Pline. Les soldats d'Alexandre combattent ici vingt et une licornes, dont dix gisent déjà à terre, au premier plan. Ces animaux ont cependant ici un caractère de force brute plus que de malignité.<XLV>
Ce tableau du florentin Jacopo del Sellaio (vers 1441-1493) illustre une scène classique de l'iconographie de la Renaissance. Après son retour des enfers, Orphée, triste et vieux, mène une vie solitaire que seule la musique égaie parfois. Sa musique est si belle qu'elle captive les animaux, même les plus féroces, qui se réunissent en paix autour de l'artiste. La licorne, qui a ici une silhouette chevaline et une mâchoire de carnassier, fait partie de ces animaux sauvages, tout comme le dragon, ici également unicorne. Ceux des animaux qui sont trop loin pour entendre la musique conservent leur férocité habituelle. L'arche rocheuse derrière le musicien symbolise l'entrée des enfers<64>.
Dans le monde italien et provençal de la fin du Moyen-Âge, la licorne devintc ependant parfois, plus nettement encore, une créature du mal<65>.
Ouvrons de nouveau la Légende dorée de Jacques de Voragine, pour y trouver un récit plus connu que la parabole de Barlaam et Josaphat, la tentation de saint Antoine<66>. Les démons, y lit-on, «lui apparurent sous la forme de différentes bêtes féroces, et le déchirèrent à coups de dents, de cornes et de griffes<67>». Le texte ne nomme pas ces bêtes sauvages, mais le miniaturiste italien d'une Vita Antonii de la fin du XIVème siècle jugea (comme plus tard Gustave Flaubert) que la belle licorne pouvait en faire partie. Qui, mieux que le bel animal unicorne irrésistiblement attiré par les jeunes vierges, pouvait figurer l'une de ces tentations démoniaques, la luxure<68>.

Miniature de la Vie de saint Antoine, XIVème s.
Si le Physiologus est la principale source des bestiaires européens, il existe cependant une autre tradition de même origine, mais de bien moindre importance, dont on retrouve la trace dans quelques textes byzantins et méridionaux. Les Cyranides, dont les manuscrits connus ne remontent pas au delà du XIVème siècle, sont un texte d'origine hellénistique, mêlant recettes de médecine et formules de magie dans un syncrétisme gréco-oriental à la mode alexandrine. Le cinquième livre des Cyranides est un bestiaire peut-être contemporain du Physiologus, mais en partie indépendant de ce dernier. Rhinocéros et monocéros y sont confondus en un seul animal; si celui-ci est attiré par l'odeur et l'aspect des jeunes vierges, c'est en raison de sa grande lascivité, que confirment d'ailleurs les propriétés aphrodisiaques d'une boisson concoctée à partir de ses testicules<69>.
Assez largement ignoré du Moyen-Âge occidental, le texte des Cyranides fut redécouvert à la Renaissance, et parfois attribué à Hermès Trismégiste. Malgré sa faible diffusion, il est sans doute à l'origine de quelques remarques sur la lascivité de la licorne dans la littérature des XVème et XVIème siècles.

L'Intempérance, gravure de la Fior di Virtu, Florence, 1491.
Un bestiaire vaudois du début du XVIème siècle ajoute ainsi à l'interprétation classique de la scène de la capture de la licorne, dans laquelle l'animal représente le Christ, une autre où il figure le diable attiré «par l'odeurde la virginité». En 1491, nous lisons dans une édition florentine de la Fior di Virtu, traité décrivant les divers vertus et vices: «L'intempérance peut être comparée à la licorne. C'est un animal qui a un tel goût pour la compagnie des jeunes filles que, lorsqu'il en voit une, il va vers elle et s'endort dans ses bras. Alors les chasseurs arrivent et le capturent. Sans cette intempérance, ils n'auraient jamais pu le capturer<70>.» Nous retrouverons la même remarque dans les carnets de Léonard de Vinci<71>.

La mort de Procris, tableau de Bernardino Luini (env. 1475-1532).
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